Bien que ces termes entrent tôt en usage, il fallut attendre 1951 pour que Hanna Arendt donne dans son livre Les origines du totalitarisme la première grande réflexion philosophique sur ce thème. Elle est suivie en 1956 par C. Friedrich et Z. Brzezinski qui, dans un ouvrage aujourd'hui classique (Totalitarian Dictatorship and Autocraty) procède à une systématisation sociologique et politologique du phénomène.
Dans le sillage de ces auteurs et dans le climat de la guerre froide, le parallèle entre nazi-fascisme et communisme acquiert droit de cité et le concept «totalitarisme» connaît un grand succès aux Etats Unis, en Grande Bretagne et en Allemagne, mais il a du mal de prendre racine en France.
Dans les années soixante dix, la notion connaît aux Etats Unis un discrédit quasi général, car l'atténuation de la terreur après 1a mort de Staline, ainsi que les insurrections populaires en Hongrie et en Pologne, obligent à s'interroger à nouveau sur les capacités d'évolution du système totalitaire. En revanche la notion du «totalitarisme » trouve un deuxième souffle en France où la littérature (Orwell, Milosz, Soljénitsyne) fournit des descriptions impressionnantes et mobilisatrices du phénomène totalitaire. Le Goulag fait réélaborer cette problématique. Les volte-face hypermédiatisés des anciens communistes et gauchistes, mais aussi la faillite de l'URSS et de la Chine, le Vietnam de l'après guerre et le Cambodge finissent d'assurer le succès du terme en France.
La notion du «totalitarisme» est donc largement utilisée mais manque de précisions et a du mal à englober 1e phénomène. Les études divergent sur le caractère de celui-ci. Est-il exclusivement moderne ou s'agit-il d'un mélange d'ancien et de moderne ? Peut-on parler de «pré-totalitarisme», et quel est alors le rôle de modèles culturels, religieux et politiques anciens ?
Les recherches ont été menées dans deux directions : les conditions d'apparition du totalitarisme et son fonctionnement. La première direction évoque le romantisme allemand et la perversion ou l'inconséquence de la tradition démocratique. La seconde insiste sur le rôle de la violence, de l'idéologie, des appareils d'Etat, du parti unique et universel, de l'isolement des individus. Ceux qui suivent cette direction posent la question sur les avantages qu'on aurait d'abandonner le nom «totalitarisme» au profit de 1'adjectif «totalitaire» pour désigner le pouvoir porteur d'une intention de contrôle total qui ne se réalise jamais pleinement.
Malgré l'absence d'unanimité
dans la définition du concept et dans l'identification des traits
permettant de dire d'un système qu'il est totalitaire, un accord
minimum se dégage pour affirmer qu'il s'agit de systèmes où
le pouvoir politique prétend exercer un contrôle total et où,
pour ce faire, la distinction entre politique et social tend à disparaître.
On s'accorde qu'il s'agit de systèmes où la ligne de démarcation
entre l'Etat et la société devient invisible, où les
individus, auxquels on a refusé toute autonomie socio-politique participent
néanmoins à 1a gestion et à 1a reproduction du système.
A cela une condition au moins est indispensable : la non manifestation des
conflits internes à la société dont les classes ou
groupes normalement autonomes et en conflit cèdent la place à
des masses atomisées. Mais les désaccords apparaissent là
où l'analyse commence à se préciser :
- quels sont les critères pour juger le système, la visée
idéologique originelle ou la réalité actuelle?
- quelle signification faut-il donner à une certaine autonomie dans
le domaine économique ?
- le régime est-il irréversible ou non ?
- quels sont les instruments du pouvoir ? Terreur, violence, participation
des masses ?
En fait, deux raisons majeures empêchent les chercheurs d'élaborer une définition claire et précise du concept car leurs modèles théoriques ne coïncident pas toujours avec la réalité à laquelle l'observateur est confronté au jour le jour. Ensuite, les recherches historiques et sociologiques placent les théoriciens du totalitarisme dans des difficultés considérables car ils vont à rencontre de leurs visions d'un système homogène et sans histoire, ainsi que d'un pouvoir unique et total. Notamment, le cas de l'URSS illustre les difficultés rencontrées dans les débats sur le totalitarisme.
D'un côté on ne peut pas confondre l'Union Soviétique - celle de la terreur systématique ou celle de la répression sélective - avec les régimes «simplement» dictatoriaux ou autoritaires. Certes, sous ces régimes la base sociale est réduite, mais l'ampleur des oppositions internes y est limitée par le degré de répression et non par celui de la participation des masses au système comme en URSS. Sous ces régimes, la société civile relève la tête dès que les défaites extérieures, les mobilisations à l'intérieur ou l'usure du pouvoir affaiblit celui-ci. Bref, le retour à des formes démocratiques se décide par un rapport de forces où les adversaires sont aisément repérables et définis. Les cas de l'Espagne, de Portugal, de Chili ou de l'Argentine peuvent être cités à ce propos.
D'un autre côté, ces différences acceptées, on ne peut aujourd'hui sérieusement penser en termes de totalitarisme 1a réalité du fonctionnement du pouvoir soviétique et de son contrôle sur 1a société. Bien sûr, la politique actuelle de l'équipe Gorbatchev s'inscrit logiquement dans la longue tradition d'un Etat qui a toujours su entreprendre les mesures, voire les réformes nécessaires afin de se rationaliser, de se consolider, d'augmenter son efficacité. Mais on ne saurait ignorer ni l'espace économico-social ouvert aux individus grâce au marché privé et libre et aux coopératives, ni les mouvements nationaux, ni les secteurs démocratiques de l'intelligentsia, ni les clubs informels, ni les grèves. Et cependant, le système contient-il les composantes nécessaires à la démocratisation ? Celle-ci peut-elle surgir d'une rupture ou nécessite-t-elle un long processus ?
On place les espoirs dans le dégel comme si la société civile était cette herbe qui réapparaît dès que la neige fonde. Or, rien - c'est à dire, ni le passé, ni la structure de contradictions et d'intérêts matériels ni le système de valeurs - ne permet d'affirmer que les forces qui par le bas se mobilisent aujourd'hui en URSS constituent la société civile théorisée par la philosophie politique. Néanmoins, et malgré l'instabilité généralisée et les signes contraires envoyés par 1e système, 1e concept de «totalitarisme» paraît y avoir vécu sous Staline ou sous Brejnev. L'adjectif «totalitaire» lui, peut s'appliquer aujourd'hui encore aux intentions de certains dirigeants sur la défensive du pouvoir et, ce qui est plus important, à une culture politique semble-t-il largement dominante.
Quand on s'interroge sur le stalinisme, la question porte à la fois sur le rôle de l'homme et sur une forme politique. Dans le concept de stalinisme se trouvent jointes une référence à un individu et une signification politique. L'approche la plus élémentaire est d'identifier les tenants et les aboutissants du régime à la seule volonté de Staline. Vous trouverez des dizaines de biographies dont les auteurs se penchent avant tout sur le Grand Homme Staline. L'histoire qu'ils relatent a pour centre le Kremlin, et pour personnages les principaux dirigeants du Parti, Staline, Trotsky, Boukharine, Kamenev, Zinovev, protagonistes d'une sombre lutte au sérail, qui s'achève pour les uns, par l'exécution, pour les autres par l'exil.
Parmi les ouvrages de ce genre se trouve le livre de Souvarine, un des premiers à avoir dénoncé les crimes de Staline (Son livre fut écrit dans les années 30 et ses premières éditions ont paru en 1940. B.Souvarine, Staline) ainsi que la biographie politique écrite par I..Deutscher ou les deux volumes bien fondés de A. Ulam.
Il est vrai que la Russie des années 30 et 40 peut être expliquée en grande partie par la personnalité de Staline, mais pas dans sa totalité. La personnalité de Staline peut fournir le code qui permet d'aborder ses plus proches amis et associés, son entourage, mais nous ne saurons pas pourquoi la masse de communistes dont les frères ont été torturés et exécutés, les femmes exilées et les fils emprisonnés, le servaient sans poser des questions, dans la parfaite obéissance. Nous ne saurons pas pourquoi aucun d’entre eux ne pense dans son angoisse à lever la main contre le dictateur. Aucun incident dans l'enfance de Staline, aucun trait de sa personnalité ne peut expliquer une telle conduite des communistes ou des millions de simples soviétiques.
Quand on réfléchit sur la biographie de Staline, on doit éviter de tomber dans le piège tendu à là fois par l'historiographie soviétique (qui réduit tout le phénomène au culte de personnalité) et par ce qui passe généralement dans les pays occidentaux pour de la sagesse psychologique, et de trop prendre en compte les étapes de l'évolution de cet homme. Car, toute critique du stalinisme déversée sur un seul homme est destinée, qu’on le veuille ou non, à mettre hors de cause un système avec son organisation qui a sécrété le culte de la personnalité, et à passer sous silence les circonstances sociales qui ont permis son éclosion.
Ces derniers temps, la plupart des historiens est plus ou moins d'accord pour juger que le stalinisme, en tant que forma politique, ne fut pas le produit de la volonté et de l'action personnelle de Staline. Mais alors il est très difficile de trouver les raisons du stalinisme et d'y mettre Staline qui, bien évidemment, a joué le rôle de premier plan, à sa juste place. Les historiens soviétologues avancent différentes hypothèses pour expliquer le phénomène stalinien. Ils approfondissent l'analyse de la société au sein de laquelle s'est déroulée la carrière fantastique de Staline, ils étudient les rapports entre le présent soviétique et le passé russe, ils théorisent sur les structures et le sens du totalitarisme, ils remontent aux origines du léninisme pour comprendre les principes staliniens etc. Il ressort de leurs recherches quelques explications du stalinisme dont je vous fais un résumé.
1)- Le caractère particulier du parti bolchevique.
Jusqu'en 1917, le parti était resté une avant-garde consciente d'avoir une mission historique à remplir. Selon Lénine, spontanément la classe ouvrière n'ira pas plus loin que ses intérêts économiques parce que sa conscience politique se concentre dans le syndicalisme ou dans l’anarchisme. Il faut donc, introduire la conscience politique dans la classe ouvrière, c'est-à-dire lui faire comprendra la nécessité d'une révolution démocratique pour abattre le tsarisme. En vue de cette révolution il faut l'allier à la paysannerie.
La classe ouvrière seule n'est pas capable à l'hégémonie par rapport à la paysannerie. Il faut donc, introduire la conscience de cette hégémonie dans la classe ouvrière. Lénine forge un parti pour remplir cette mission. Ce parti est peu nombreux, clandestin ou semi-clandestin, composé de révolutionnaires professionnels, pour une large part issus de l’intelligentsia, qui savent que militer peut signifier être arrêté, emprisonné, exilé. Les militants de ce parti se sentent appelés à transformer la classe ouvrière en classe hégémonique et la paysannerie en classe. La mission historique du parti consiste aussi dans la lutta contre le spontanéisme économique, c'est-à-dire que Lénine pense pouvoir, par une attitude volontariste de son parti, placer le pays sur une autre voie de développement que celle sur laquelle s'était engagée la Russie depuis 1861.
En 1917, le peuple est dans la rue, désorganisé. Il se trouve un seul parti, disposant de militants chevronnés, à la discipline rigoureuse et capable d'introduire la notion d'organisation dans la conscience des masses. Rien d'étonnant donc à ce que les bolcheviks se trouvent à la tête de l'Etat en octobre 1917.
Allaient-ils maintenant susciter la transformation de ces masses en classes, c’est à dire en groupes sociaux capables d'exprimer eux-mêmes leurs intérêts sectoriels, ou bien allaient-ils diriger le pays à leur guise sans écouter les intérêts des divers secteurs de la population, convaincus qu'ils étaient de détenir la vérité ? Les bolcheviks au pouvoir se montrent incapables de changer leur attitude vis-à-vis des masses, de partager avec elles le pouvoir et les tâches créatives. Pour cela il faudrait changer la nature du parti, tous ses principes initiaux.
Le parti a quand même beaucoup changé après la victoire. Il a connu un véritable flot d'adhésions. Lénine, conscient du fait que beaucoup désiraient entrer au parti parce que le vent avait tourné essaie de limiter le nombre des communistes. Le parti fut notamment purgé de ses éléments étrangers en 1921. Après la mort de Lénine, et durant les années où se jouait sa succession (I924-I929) les effectifs du parti dépassent rapidement le million d'adhérents. Tandis que le nombre des bolcheviks d'origine ne cesse de diminuer (ils ne sont plus que 12000 en 1922, 8000 en 1927), on assiste à un triple phénomène de plébéianisation, de ruralisation et de russification du parti. Les nouveaux venus sont en effet des éléments populaires qui prennent la relève de l'intelligentsia, des éléments d'origine rurale qui remplacent les éléments plus urbanisés de la période révolutionnaire, des Russes en majorité qui succèdent aux Juifs nettement sur-représentés au début. Le fait que le parti a pris le pouvoir, et le changement d'effectifs, mènent vite à la bureaucratisation et à la dégénérescence du parti.
2)- Les masses ne connaissent pas le partage du pouvoir, elles ne supportent pas le pluralisme politique.
L'analyse des réunions de cellule montre, chez les militants de base, une profonde ignorance des thèses ou des idées des différants idéologues du parti des années 1920. Lorsqu'on demande, en 1930, à un secrétaire de cellule de définir les caractéristiques de la position droitière de Boukharine, il a cette réponse admirable d'ignorance et de naïveté : «le déviationnisme de droite est une déviation vers la droite, le déviationnisme de gauche est une déviation vers la gauche, mais le parti lui-même trace sa voie entre les deux». (Cf. M. Wterth. Etre communiste en URSS sous Staline. - 1981). La politique se réduit à la lutte entre une ligne générale, incarnée au centre par le Comité central et par le camarade Staline en particulier, et des déviations. La force de l'idéologie stalinienne réside dans sa grande simplicité, dans son extrême schématisme, qui la rendant accessible à des militants dont l'immense majorité a un niveau d'instruction très bas.
3) L'inaptitude du parti et des masses à toutes formes de vie démocratique
Cela les amène à un mensonge systématique : on ne peut pas revenir en arrière, on ne peut pas défaire ce qui a été fait, on ne peut pas reconnaître que ce qui a été construit n'est pas le vrai socialisme. Les communistes à tout niveau, à la direction du parti ainsi que dans les cellules ne veulent pas, ont peur ou ne peuvent pas, pour des raisons pratiques, faire face aux problèmes réels, surtout dans le domaine économique.
La pratique qui consistait, sur tout sujet, à en référer au génie infaillible de Staline, ne reflète pas nécessairement la toute puissance de Staline. Elle cache plutôt les conflits internes du régime. Le recours systématique à l'autorité du nom de Staline est uns opération de camouflage. Ainsi, la collectivisation et l'industrialisation ont provoqué des conflits inattendus entre l'appareil gouvernemental du centre et celui des provinces. L'impossibilité, due au dogme idéologique, de parler directement et franchement des raisons véritables du dysfonctionnement chronique des mécanismes gouvernementaux, et l'obligation de les attribuer soit à la nature corrompue des cadres d'origine sociale «étrangère" à la classe ouvrière, soit aux menées subversives d'oppositionnels, ont amené les cadres récalcitrants du parti à détourner les campagnes d'assainissement de l'organisation de l'économie nationale sur d'inoffensifs boucs émissaires (d'où des millions de victimes de la terreur).
4)- On explique le phénomène stalinien par le caractère utopique des idéaux communistes.
On souligne que leur réalisation en la Russie, prisonnière de son passée servile, signifiait l'avènement du stalinisme.