HISTOIRE DE LA RUSSIE ET DE L’URSS

Tamara KONDRATIEVA - INSTITUT NATIONAL DES LANGUES ET CIVILISATIONS ORIENTALES

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IX  L'EVOLUTION DE LA RUSSIE VERS LA FIN DU XVe SIECLE.

Un de nos cours était consacré à la Russie du XIe siècle avant l'invasion mongole. Nous avons parlé des princes, des boyards, de leurs serviteurs et de l'Eglise en tant que propriétaires fonciers, nous avons exposé la situation des paysans organisés en communes sur les "terres noires", des paysans et des esclaves (kholopy) demeurant dans les domaines des seigneurs. Les Mongols ont laissé toute cette structure en place. On peut dire que l'évolution de la Russie était insignifiante jusqu'au XVe siècle et que les Russes vivaient encore au milieu du XVe siècle comme leurs ancêtres à la fin du XIIe siècle.

Les changements des XIVe-XVe siècles dont nous venons de parler (le développement économique, la formation d'un état unifié, la naissance d'une nation) ont été accompagnés par une importante restructuration de la société russe. Nous allons étudier de quelle façon s'est effectuée cette restructuration.

La condition paysanne.

Au XIIe siècle, la paysannerie dans son ensemble vit sur les «terres noires », les domaines des princes, des boyards, de leurs serviteurs (au sens noble), ainsi que sur les terres d'Eglise. Sur les domaines, le paysan, soumis aux redevances et à la corvée, est libre de quitter son propriétaire. Il jouit du droit de passer d'un maître à un autre.

Au XVe siècle, la situation commence à changer. Ce droit se trouve de plus en plus limité. Ainsi, dans les traités passés entre les princes, apparaît une clause interdisant d'accepter les paysans venus d'autres principautés. Au fur et à mesure que l'agriculture se développe et apporte de grands revenus, les seigneurs s'efforcent de retenir sur leurs terres une main d'oeuvre précieuse.

En 1497, Ivan III a promulgué un code (sudebnik). D'après ce code, les paysans ne pouvaient quitter un village pour un autre village qu'à une seule époque de l'année : une semaine avant et une semaine après le jour de la Saint-Georges d'automne (26 Novembre). Le code fixa le prix de la franchise (poziloe) à payer au seigneur pour la Saint-Georges. Auparavant, le seigneur pouvait appeler, faire passer, installer les paysans sur son domaine. Désormais il ne peut plus que mettre en forme leurs "congés" (otkaz) selon les lois en vigueur.

En se rendant compte des avantages de la production des céréales, les seigneurs tendent à élargir leurs propres terres labourables et à obliger les paysans à les travailler. La corvée devient, par conséquent, leur moyen privilégié d'exploitation des paysans.

Le nombre des paysans dépendants augmentait pendant que les formes de dépendance se diversifiaient. A titre d'exemple, quelques catégories de paysans endettés et sans terre - babyli, serebreniki, polovniki. Leur situation était très proche de celle des kholopy, qui constituaient toujours une partie importante des hommes du seigneur.

Les paysans qui demeuraient en dehors des domaines, sur les "terres noires", restaient libres. Ils dépendaient sans doute du Grand prince, puisque toute la terre appartenait à ce dernier et lui devaient une redevance et des corvées, d'ailleurs plus légères, mais ils gardaient leur liberté personnelle. Cette paysannerie libre devenait de plus en plus rare au centre du pays où la population tombait en dépendance des seigneurs. Par contre,1'existence d'une catégorie de paysans libres se perpétuait au Nord du pays, où la forêt protégeait les fugitifs.

Sans doute, la liberté des paysans "noirs" était sans cesse menacée par les prétentions des seigneurs et des monastères. Ceux-ci s'efforçaient de les inclure dans leurs domaines. Ils y parviennent et la superficie des "terres noires" devient de plus en plus restreinte.

Le commencement de l'asservissement des paysans est lié aussi à un changement des formes de propriétés. Nous avons remarqué qu'auparavant la votcina était une forme dominante de propriété et qu'au contraire, le pomeste,(le fief) n'existait presque pas ou du moins était peu répandu.

Au XVe siècle, le Grand prince de Moscou (surtout Ivan III) pour maintenir son pouvoir a eu besoin de gens fidèles autour de lui. C'est pourquoi, en groupant autour de lui les gens qui se recrutaient parmi les âpres petits propriétaires fonciers ou parmi les kholopy, le Grand prince leur distribue des domaines à titre précaire (pameste) pour les récompenser de leurs services et assurer leur subsistance pendant les campagnes militaires.

Le pomeste est constitué des terres du prince et proportionné à l'importance des services rendus. Contrairement à la votcina, propriété patrimoniale, le pomeste n'est pas héréditaire : il est seulement mis à la disposition de son possesseur pendant la durée de son service. Le pomeste n'est pas aliénable, c'est-à-dire il ne peut être ni vendu, ni donné. A la mort du titulaire d'un pomeste, le gouvernement le reprend pour l'attribuer à nouveau.

Il ne faut pourtant pas réduire les causes de l'affaiblissement de la votcina à la politique des grands princes de Moscou. Ce phénomène est dû aussi au morcellement des votcina par la suite des partages héréditaires et aux changements économiques. Ainsi, la formation progressive, par rassemblement des terres russes, d'un marché intérieur plus vaste où les courants d'échange brisaient peu à peu l'économie autarcique, entraîna pour les propriétaires de votcina des difficultés d'adaptation et le début d'un déclin de leur puissance économique. Mais bien sur, la pression du pouvoir central leur a porté un coup mortel,

Ainsi, sous Ivan III, sont jetés les fondements du système de pomeste basé sur le principe de 1'assujetissement au service du Grand prince. La nouvelle aristocratie (dvorjane), à la différence de l'ancienne (bojare), est obligée de servir le Grand prince de Moscou en échange de terres. Elle est, par conséquent, entièrement dépendante de lui.

En 1505-1510, le système de pomeste qui se met en place en haut de la société est complété en bas de la société par le système de tjaglo. Le tjagio - obligation de payer l'impôt dont le montant est précisé par l’Etat. Tjaglo désigne tantôt le feu, tantôt la redevance foncière, tantôt la corvée. L'expression française qui se rapprocherait le plus du mot russe et "taille et corvée".

Si en haut de la société les dvorjane et les bojare doivent, servir, en bas de l'échelle sociale, la masse de paysans et de citadins est soumise au tjaglo (tjaglye ljudi). Servir le Grand prince ou être soumis au tjaglo - voilà deux faces de la médaille qui est 1'assujetissement.

L'évolution du pouvoir princier

On pourrait penser qu'il s'agit là d'un rapport mettant en relation un souverain et ses sujets, comme ce fut le cas dans l'Occident. Or, le cas russe est précisément différent : à la place du souverain et de ses sujets, il existe le seigneur et ses serviteurs.

Ces concepts «souverain-seigneur-sujet-serviteur» ne sont pas identiques car ils révèlent des réalités historiques différentes. Les concepts «souverain et sujet » renvoient à une expérience occidentale, caractérisée par l'existence de la propriété privée, dissociée de l'Etat. A l'origine, dans les sociétés primitives, le pouvoir sur les hommes se trouvait réuni avec le pouvoir sur les choses. Il a fallu une longue et complexe évolution des institutions romaines à travers l'époque médiévale, pour que ces pouvoirs se séparent, se divisent en deux - pouvoir exercé en tant que souveraineté et pouvoir exercé en tant que propriété.

La Russie a vécu une autre évolution. Au début (XII - XIIle siècle), le seul domaine du prince, sa votcina, était le lieu principal de son pouvoir. Là, dans sa votcina, il était le maître absolu de toutes les choses et de tous les hommes, en tant que propriétaire, équivalant du despote grec ou du dominus romain. L'entourage du prince, se composait presque exclusivement de kholopy et de serviteurs dépendants. Même son administration était constituée essentiellement de kholopy qu'il préférait aux bojare dont il se méfiait. Les Princes de Moscou se mettant à la tête du mouvement centralisateur (XIV –Xve siècle), ont réussi à appliquer l'ordre établi originairement dans le petit univers de leur votcina à la Russie entière, la transformant ainsi en une votcina gigantesque.

En appliquant ses droits sur toute la Russie et en la déclarant leur votcina, les Tsars, aux XVI – XVIle siècle, ne pouvaient pourtant pas exercer un droit effectif de propriété sur toute l'étendue de la Russie. Ils ont dû distribuer la plus grande partie de leurs terres aux pomesciki, aux fonctionnaires et aux ecclésiastiques en échange de services ou d'impôts. Mais le principe selon lequel toute la Russie est la votcina du Tsar, s'est enraciné solidement dans les mentalités des Russes, d’autant plus que les idéologues d'autrefois y avaient beaucoup contribués.

Sous les règnes d'IVAN III, de VASSILY III et d'IVAN IV le pouvoir autocratique s'affirme dans les luttes contre l'opposition des petits princes d'udely, des bojare et des hauts dignitaires de l'église. Précisons que l'autocratie signifie une forme de gouvernement où le souverain exerce lui-même une autorité sans limite. La puissance de l'autocrate n'est soumise à aucun contrôle. La légitimation passe par la récupération d'un double héritage : byzantin et mongol.

L'héritage byzantin :

Sous le règne d'IVAN III, l'Etat moscovite fait son apparition sur la scène européenne. Il entre en relation avec le Danemark, la Turquie, la Hongrie, l'Allemagne. Venise, en particulier, cherchait, une aide militaire contre les Turcs. Les Vénitiens essayaient de persuader IVAN III de se mettre à la tête de la croisade chrétienne contre l'Islam. Cette proposition n'était pas de nature à surprendre IVAN III. En fait, depuis un certain temps déjà, les érudits moscovites cherchaient à prouver qu'après la chute de Constantinople en 1453, le seul défenseur de la vraie foi chrétienne restait le Grand Prince de Moscou. Cette nouvelle doctrine du pouvoir princier est exprimée dans le Canon Pascal composé en 1492 par le métropolite Zosima et dans les Epitres (lettre missive) du moine Philothée : "Deux Romes sont tombées, la troisième Rome sera Moscou, et il n'y en aura pas de quatrième."

Constantinople est tombée sous les coups des turcs, c'est un châtiment que Dieu lui aurait infligé à cause de nombreuses hérésies. Maintenant, le rôle de centre suprême du monde chrétien appartiendra à la ville où la vraie foi orthodoxe resplendit dans toute sa pureté, c'est-à-dire à Moscou. La doctrine conclut que le pouvoir du Grand Prince de Moscou doit avoir le caractère, la valeur et l'étendu de celui de l'Empereur byzantin. De même que l'Empereur de Byzance, le Grand Tsar, Prince de Moscou, (l'épître utilise ce terme), doit être considéré comme le vicaire de Dieu sur la terre, et son pouvoir, établi par Dieu, doit être autocratique. Le pouvoir princier s'affirmait non seulement dans les théories, mais aussi dans la pratique. Ainsi. IVAN III, veuf de sa première femme, princesse du Tver, épousa la princesse byzantine ZOE (Sophie) Paléologue, nièce du dernier empereur de Byzance. Ce mariage, élevé au rang de symbole politique, consacra aux yeux des contemporains l'idée que le grand prince moscovite est bien le successeur des empereurs byzantins.

La princesse, arrivée du Vatican, où elle avait obtenu l'asile, a vite changé le train de vie et l'organisation du palais princier. Elle a, tout d'abord, fait construire un nouveau palais au Kremlin, celui qui est connu sous le nom du "Palais des facettes". Les architectes venus avec elle d'Italie, notamment, le célèbre FEOROVANTI, ont refait les murs du Kremlin, les dotant de tours dans le style de la Renaissance. Elle changea la mode et introduisit le protocole de la cour byzantine. IVAN III adopta de nouvelles insignes du pouvoir :
- le blason de l'Etat ;
- le trône et les vêtements ;
- le sceptre et le globe qui rappelaient ceux de Byzance.

Selon les nouvelles règles établies par Sophie Paleologue, Ivan III était tenu à l'écart de ses serviteurs comme un être d'ordre supérieur que les simples mortels ne pouvaient plus approcher familièrement. En 1498, Ivan III commanda, pour la première fois en Russie, la cérémonie de couronnement de son petit-fils Dimitry. Au cours des préparatifs du couronnement deux légendes ont commencé à circuler :

L'une, comme "Le dit des Princes de Vladimir", faisait remonter les origines de la dynastie moscovite à l'empereur romain Auguste. Celui-ci, selon la légende donna à son frère Prus la terre qui depuis porte son nom (la PRUSSE). Quatorze générations après Prus, son descendant Rjurik vint en Russie pour y gouverner et donna naissance à la dynastie des princes de Vladimir. Ceux-ci sont déjà les ancêtres connus des princes moscovites.

L'autre légende, un petit peu moins fantastique, proclamait que Constantin X, empereur de Byzance, aïeul maternel de Vladimir Monomakh, lui avait offert les symboles du pouvoir - le sceptre et le globe, la couronne. La légende aurait pu être crédible si 1'empereur Constantin X n'était pas mort 50 ans avant l'arrivée de Vladimir Monomakh au pouvoir.

L'héritage Mongol :

Après la libération du joug mongol, le style de gouvernement est resté 1e même avec une seule différence peut-être : l'empire du Khan était un empire de conquête et le Khan jouissait de la légitimité qui s'attachait au conquérant. Devant le Khan conquérant, les Russes étaient tous, paysans ou princes, esclaves conquis.

La principauté de Moscou s'est développée autour d'une dynastie de "gouverneurs" du Khan, voire ses esclaves, qui levaient le tribut et dominaient la Russie pour le compte du Khan. Lorsque le Grand Prince de Moscou s'est débarrassé de la tutelle mongole, il a repris le rôle du Khan dont il a hérité le titre de Tsar - c'est-à-dire qu'il considère le peuple russe comme un peuple conquis, il se conduit sans rechercher ni établir de nouveaux rapports, comme le conquérant de ses propres compatriotes. Le rôle du Tsar, repris comme celui du conquérant amena le Grand Prince de Moscou à considérer tous les Russes, paysans et bojare confondus, comme ses esclaves (cf. Herberstein). "La conquête de ses propres compatriotes passait par leur assujettissement de haut en bas ».

Si on ajoute à cette façon de concevoir le rôle du prince, les principes de gouvernement propres à la Votcina, on comprendra que le Tsar russe, bien qu'inspiré par les doctrines byzantines, ressemblait plutôt à un despote oriental qu'à l'empereur byzantin. Dans la figure du Tsar convergent l'empereur byzantin, le Khan mongol et le Votcinik russe traditionnel.