HISTOIRE DE LA RUSSIE ET DE L’URSS

Tamara KONDRATIEVA - INSTITUT NATIONAL DES LANGUES ET CIVILISATIONS ORIENTALES

Accueil général I Introduction II Les sources III La Russie de Kiev IV La Russie de Kiev V Féodalités: tableau VI Avant la conquête mongole VII La conquête mongole VIII Formation de l'Etat russe IX A la fin du XVe siècle X Les réformes d'Ivan IV XI Le temps des troubles XII La réforme ecclésiastique XIII Au XVIIIe siècle XIV Pierre le Grand XV Industrie et commerce XVI Après Pierre le Grand XVII Sous Catherine II XVIII La transition XIX Mouvement révolutionnaire XX Crises et progrès-1 XXI Crises et progrès-2 XXII L'Etat et la Société XXIII Le phénomène stalinien XXIV Stalinisme et fascisme -

INTRODUCTION

La rupture avec le passé sur laquelle insistent aussi bien les Soviétiques que les historiens occidentaux, est sérieusement mise en question ces dernières décennies. Un nombre grandissant d'historiens s'engagent dans des recherches qui les amènent à réfléchir sur la continuité entre le passé tsariste et la réalité soviétique. La croyance dans des changements radicaux, capables de faire "table rase" du passé a perdu son attirance. La confiance dans le volontarisme a cédé la place à la réflexion sur la continuité qui accompagne chaque rupture. Maintenant, on tient de plus en plus compte de la divergence entre les évolutions : l'économie, les mentalités, la politique n'évoluent pas de la même façon et leurs évolutions ne coïncident pas dans le temps. La chronologie du développement économique et la chronologie du social n'est pas la même que celle du politique. Pour chaque époque, nous avons à faire à une «coexistence d'asynchronismes" pour emprunter un terme de l'historien polonais Witold KULA.

Par exemple, l’année 1861 en Russie marque le temps d'un changement économique qui n'a pas eu de correspondance avec l'évolution politique. 1917 est un coup d'Etat politique et économique en même temps mais on ne peut pas dire que c'était une rupture de même importance en ce qui concerne les mentalités et les rapports sociaux. Interroger le passé pour mieux penser les questions de notre temps est devenu une préoccupation centrale chez les historiens d'aujourd'hui.

D'un autre côté, interroger le passé, réfléchir sur l'histoire, est devenu la méthode de travail de l'historien. Aujourd'hui il dispose, grâce aux travaux accumulés au cours des siècles, des descriptions suffisantes pour passer à ce qu'il appelle "l'histoire conceptualisante". Par conséquent, l'histoire événementielle n'est plus le but en soi, mais une source des conceptions. Cette courte remarque me permet de vous prévenir que mes cours visent à vous présenter une conception de l'histoire russe, ce qui fera certainement souffrir la présentation événementielle. Alors, pour que la richesse de l'histoire russe ne vous échappe pas, je vous prie de compléter les cours par une lecture la plus abondante possible.

Ainsi nous essayerons de comprendre de quelle façon les traits essentiels du système soviétique s'articulent avec l'histoire russe. Cette étude nous permettra de mieux déterminer ce qu'il y a de radicalement nouveau dans le système soviétique et ce qui s'Inscrit dans l'histoire nationale- Ceci concerne l'essence même du phénomène soviétique. Prenez par exemple, les questions les plus courantes, celles que tout le monde se pose ; pourquoi en Russie, à la différence de l'Europe occidentale, la société n'apportait pas des limitations au pouvoir politique du tsar et de l'Etat ? Pourquoi aujourd'hui encore a-t-elle de difficultés de créer un contre poids au pouvoir du parti et de l'Etat ? Il est Impossible d'y répondre si l'on se réfère pas au passé.

Pour ne pas retomber sur un discours superficiel à propos de ce problème, je vous propose d'étudier trois phénomènes :

1) "L'ancien régime" sous lequel la Russie a vécu 10 siècles et tout particulièrement son attribut distinctif - le servage ;

2) le rôle spécifique de l'Etat ainsi que son caractère original par rapport aux Etats occidentaux ;

3) le capitalisme dont l'enchevêtrement avec les formes de production antérieures fut l'origine d'un développement socio-économique particulier à partir de la seconde moitié du XIX siècle.
Je vous propose d'établir les caractéristiques de ces trois phénomènes et leurs liens réciproques, les comparant souvent avec le processus historique en Europe et particulièrement en France. Si vous retenez bien ces objectifs, vous verrez que l'abondance des faits représente moins de difficultés que vous ne l'aviez cru.

Quand vous lirez les livres d'histoire, il vous faudra porter l'attention sur tout ce qui se rapporte au pouvoir politique de l'Etat et aux institutions publiques, aux rapports de dépendances entre les gens ainsi qu'aux différentes représentations du pouvoir. Il faudra se rappeler constamment la divergence entre les évolutions dont je vous ai parlé, penser à comparer ce que vous apprenez sur la Russie à ce que vous connaissez déjà sur l'histoire de la France. Bref, essayons de comprendre le processus historique en Russie plutôt que de le connaître en détail.

Les origines des slaves

Le problème de l'habitat primitif des Slaves est encore très débattu. Deux difficultés ne permettent pas de le résoudre :

1 - Pour des raisons techniques l'archéologie n'est pas en mesure de définir si une civilisation découverte est autochtone ou importée : or, il est impossible pour le moment de trancher définitivement le débat autour de la question fondamentale : les Slaves appartenaient-ils à la Communauté indo-européenne depuis des millénaires ou sont-ils venus en Europe de l'Asie Centrale seulement quelques siècles avant Jésus-Christ ? Il n’est pas facile non plus de donner la réponse aux questions concernant l'expansion des Slaves et leur sort dans les premiers siècles de notre ère- Les témoignages de l'archéologie pour cette période, ne sont pas bien appuyés par des textes, alors ils restent discutables. D'ailleurs, les autres disciplines : l'anthropologie, la linguistique, la toponymie, l’ethnologie ne fournissent pas non plus des résultats rassurants. L'histoire des anciens Slaves comme celle de tout autre peuple, d'ailleurs, à la lumière de l'archéologie et même a la lumière de l'ensemble des différentes disciplines, est un terrain d'hypothèses habituellement éphémères, appelant sans cesse des doutes nombreux.

2 - De la, une seconde difficulté : devant l'impossibilité d'obtenir des preuves incontestables, l'idéologie, en particulier l'idéologie nationaliste, voir raciste, se donne libre cours. II suffit de se rappeler les discussions et les conflits d'avant la deuxième guerre mondiale, concernant le territoire entre l'Oder et la Vistule, ainsi que les théories extrémistes des nazis sur les peuples slaves en tant que race inférieure.Pour les raisons que je viens de signaler, en étudiant les origines des Slaves, on se voit confronté à de multiples hypothèses. Dans certaines d'entre elles il faut tout au moins faire la part des réactions nationalistes. Ces hypothèses  peuvent se répartir en deux séries :

- les hypothèses qui placent l'habitat primitif des Slaves en Europe depuis des millénaires.

- celles qui supposent que les Slaves sont venus en Europe depuis l'Asie, quelques siècles avant J.C.

La majorité écrasante des savants est d'accord sur l'origine européenne des peuples slaves. Ils discutent les détails : qui étaient les protoslaves ? Où vivaient-ils exactement en Europe ? L'hypothèse asiatique est représentée par un petit nombre de savants, notamment par l’Américain Georges Vernadski, émigré de Russie après la Révolution d’Octobre.

A: L’hypothèse européenne
Cette hypothèse part du schéma de l'évolution linguistique mais prend en considération les données des autres disciplines. Selon cette hypothèse, aux Ve - IVe millénaires il existait une communauté humaine parlant probablement la même langue et vivant dans le même endroit, disons quelque part en Asie Centrale entre les Monts Altaï et le Caucase.

Au IIIè millénaire, commençaient à se distinguer de cette communauté, celles parlant les langues les plus anciennes, comme indo-hittite, anatolienne, indo-iranienne, arménienne, ce qui correspond aux grandes migrations : d'un côté, vers l'Europe, la péninsule Balkanique y compris, de l'autre côté, vers l'Inde et l'Iran actuel. Au IIe millénaire, apparaissent la langue grecque et la langue européenne commune à tous les peuples d'Europe. Au premier millénaire, la langue européenne se divise en groupes de langues germaniques et balto-slaves.

Vers le milieu du 1er millénaire avant J.C, la langue slave, commune à tous les peuples slaves, se différencie des langues baltes en annonçant la formation de la civilisation slave.

A ce schéma linguistique assez simplifié d'ailleurs, correspond un schéma de l'évolution matérielle et des rites funéraires, c'est à dire un schéma archéologique. Ainsi, au IIe millénaire, les Européens incinéraient leurs morts et en plaçaient les cendres dans des urnes qu'ils recouvraient d'une mince couche de terre. Ces urnes réunies formaient de vastes cimetières que l'on appelle : "champs d'urnes funéraires". On les trouve en Europe centrale (les rivages de la mer du Nord et ceux de la Baltique inclus), sur la péninsule des Apennins et dans la partie Est des Balkans.

Au milieu du 1er millénaire avant J.C, cette pratique change dans les bassins de l'Oder et de la Vistule. On a découvert, dans cette région, les urnes renversées, les «duchés»,' comme les appellent les archéologues. Bien évidemment, les cloches ont d'autres formes et d'autres ornements que les urnes du IIe millénaire. Les archéologues expliquent ce changement par le déplacement des habitants des rivages de la mer du Nord et de la mer Baltique, vers les régions situées plus au Sud-Est et par les interventions des Scythes venant de la steppe du Sud. Les hommes issus de ce mélange ethnique seraient les premiers Slaves.

A partir du milieu du 1er millénaire avant J.C, les savants arrivent à suivre leurs traces dans la région qui s'étend sur les bassins de l'Oder et de la Vistule, ainsi qu'entre deux fleuves, le Dniepr et le Boug. Aux éléments linguistiques et archéologiques cités, s'ajoutent les témoignages écrits.

Jusqu'au début de notre ère, nous n'avons pas de renseignements écrits sur les Slaves. Ils n'apparaissent qu'aux Ie et IIe siècles sous la plume des grecs et des romains : - I siècle : Pline L'Ancien, Tacite. - II siècle : le géographe grec Ptolémée.

Ces auteurs signalent l'existence entre l'Oder et la Vistule, du peuple Vénète qui était vraisemblablement un peuple slave. L'existence des Slaves n'est plus mentionnée ensuite, pendant quatre siècles. Ils réapparaissent au VIe siècle de notre ère, dans les sources gothiques et byzantines. Ainsi l'historien et évêque goth Jordanès, en communiquant des renseignements sur l'empire des Germanarics, fait allusion au peuple des Vénètes. Cette fois, Jordanès distingue au sein de ce peuple deux parties : les Slavènes et les Antes. Il dit que ces peuples occupent un immense espace à partir de la Haute Vistule.
L'historien Procope de Césarée cite le peuple immense des Antes qui habite au Nord de la mer d'Azov, dans l'actuelle Ukraine.

A partir du VIe siècle, les Slaves commencent à se répandre vers l'Est (vers la Russie actuelle) et vers le Sud (vers la péninsule Balkanique). Les premiers Slaves représentaient comme je l'ai déjà dit, une unité linguistique : ils parlaient le slave commun ou slavon. A partir du Ve – VIe siècle, c'est-à-dire à partir du moment où les Slaves commencent à essaimer vers le Nord, l'Est et le Sud, l'unité linguistique se rompt, donnant naissance à trois groupes de langues slaves : les langues des slaves occidentaux - le polonais et le tchèque; la langue des slaves orientaux ou le vieux russe; et les langues des slaves méridionaux, que parlent les Slovènes, les Croates, les Serbes, les Bosniaques, les Monténégrins, les Macédoniens et les Bulgares.

Par la suite, aux X et XIe siècles, le vieux russe était encore assez proche du slavon. C’est à partir du XIIe siècle qu’il subit une évolution sous le contrecoup d'événements historiques importants. Ainsi, naissent et se développent par la suite le russe, l’ukrainien et le biélorusse.

En ce qui concerne le territoire de la Russie, dont l'histoire nous intéresse plus spécialement, pour la période qui va du 1er millénaire avant J.C, jusqu'au IXe siècle de notre ère, l'hypothèse européenne la définit à la fois comme une zone de peuplement très ancien et comme une zone de parcours des migrations.

La zone de parcours, est la steppe eurasiatique, qui s'étend de la Mongolie à 1'Est, à 1'embouchure du Danube, à 1'Ouest. C'est une zone où se succédaient, parfois rapidement, des peuples venus de l'Asie Centrale ou d'Extrême-Orient : jadis les Cimmeriens (VIII.- VIIe siècle avant J.C) puis au temps d'Hérodote (Ve siècle avant J.C), les Scythes plus tard, sous la domination romaine, les Sarmates (I – IIIe siècle de notre ère), entre le IIIe et le VIIe siècle se succèdent les Goths, les Huns et les Avars.

C'est de cette façon, que l'hypothèse européenne explique le fait que le destin des Slaves est étroitement lié à celui des populations de la steppe, particulièrement au monde Scytho-Sarmate. En contraste, la zone qui se trouve immédiatement plus au Nord, celle de la steppe boisée et de la forêt, est une zone de calme relatif. Bien que ne bénéficiant, du point de vue du peuplement, que du contrecoup des mouvements de peuples qui se font plus au Sud, c'est une zone de culture ancienne, habitée depuis le paléolithique (plus de 2 millions à la fin du 12 – 10ème millénaire).

B: L'hypothèse asiatique

Selon Vemadskij, à la fin du IIIe millénaire, après le départ des indo-aryens, vers l'Iran et l'Inde et de la plupart des indo-européens, vers l'Europe, deux groupes importants d'Indo-européens - les Alains et les Tokhariens - ont subsisté en Asie Centrale.
Il est vraisemblable, croit-il, que les protoslaves faisaient partis de ces groupes. Il expose un système d'arguments qui sont destinés à prouver des attaches étroites des Slaves primitifs avec les peuples de la steppe, particulièrement les Alains. Il démontre une profonde affinité de culture entre les premiers slaves et les peuples Indo-aryens, les Alains et les Turcs.
Les différentes migrations ont poussé les protoslaves vers l'Ouest.
1) La première vague : la première vague des migrations date de 1200 ans avant J.C, quand deux peuples - les Phrygiens et les Thraces - entraînent les protoslaves dans la direction de l'Asie Mineure.
2) La deuxième vague des migrations des protoslaves vers l'Ouest a eu lieu à l'époque Scythe. Vers 550 avant J.C, certaines de leurs tribus ont du pénétré dans le territoire de l'actuelle Ukraine, C'est ici que Hérodote les trouve au Ve siècle avant notre ère - sous le nom de Scythes agriculteurs. Les autres tribus protoslaves sont parvenues dans la région du Don et des steppes de la mer Noire dans le sillage des Roxolans et des Alains, au cours du 1er siècle avant et du 1er siècle après J.C. Avec l'arrivée des protoslaves dans cette région s'ouvre le troisième acte de leurs migrations.

3) Ils pénètrent dans les bassins de l'Oder et de la Vistule. Or, c'est à partir de cette époque – Ier et – IIe siècle de notre ère - et de ce territoire, que les sources écrites attestent la présence de Slaves en Europe.

Sous les coups des Goths, des Huns, des Avars, les Slaves se répandent vers la péninsule balkanique et au-delà des Carpates, vers les plaines de la Russie actuelle. Ainsi, à partir du VIe siècle l'hypothèse de Vernadskij coïncide avec l'européenne.

Conclusion de Vernadskij : les Slaves ont vécu beaucoup plus en contact avec les nomades des steppes qu'avec les peuples de l'Europe occidentale. Ils ont joué dans l'histoire de l'Asie Centrale et du Proche-Orient un rôle beaucoup plus important qu'on ne l'avait admis.

LES SOURCES

Les historiens possèdent les informations les plus diverses et les plus variées sur les premiers siècles de l'histoire russe. Pour les périodes les plus reculées, VI-VIIIe siècles, les sources les plus importantes sont de nature archéologique. Les sources écrites deviennent capitales quand elles se multiplient aux IXe et XIe siècles.

Les sources byzantines : Les rapports du patriarche Photius du IXe siècle, de l'empereur Constantin VII Porphyrogénète et de Léon le Diacre, datés du Xe siècle. Les sagas scandinaves et quelques rares chroniques occidentales. Les sources arabes sont les plus nombreuses. Citons à titre d'exemple, les récits d'Ibn-Hordabd, d'Ibn-FadIan, d'Ibn-Dasta (Ibn-Roust) et de Massoudi. Les documents officiels comme les traités avec les Grecs ou avec les villes scandinaves.

Toutes ces sources sont intéressantes mais ne représentent que des détails. La principale source de nos renseignements sur la première période de l'histoire russe qui constitue un ensemble et nous permet d'unifier et d'exploiter les données d'autres documents est la Chronique des temps passés (Povest' vremeny khlet). La Chronique présente un récit d'abord fragmentaire, remontant à la création du monde, puis de plus en plus conséquent, à mesure que l'on s'avance dans le temps, un récit sur trois siècles d'histoire - du milieu du IXe siècle jusqu'à la seconde décennie du XIIe siècle.

Jusqu'au milieu du siècle dernier, la critique supposait que ce document capital était tout entier l'oeuvre d'un seul auteur, le moine Nestor du monastère des Grottes à Kiev (le monastère de Kiev-Pecersk). En analysant de plus près ce document, on s'est aperçu, le savant linguiste Sakhmatov le premier, qu'il s'agissait d'un recueil des chroniques plus anciennes dont la Chronique kiévienne de Nestor ne représentait qu'une partie.

Il y avait trois rédactions de la Chronique : celle de Nestor vers 1113, une deuxième revue et complétée par Sylvestre, supérieur d'un monastère de Kiev en 1116, et une troisième faite également à Kiev en 1118. Ces trois rédactions du XIe siècle avaient comme source commune le Recueil initial (Nacal'nyj svod) du XIe siècle.

La première rédaction est perdue. La deuxième nous est parvenue copiée par "le méchant, indigne et grand pécheur moine Laurent, serviteur de Dieu". Ce moine travaillait sur commande d'un prince de Souzdal en 1377. Sa copie est la plus ancienne parmi celles, qui nous sont parvenues. Elle est plus utilisée aussi sous le nom de Lavrent'evskaja - la Chronique laurentine. La troisième rédaction nous est parvenue aussi en copie à la fin du XIVe siècle et porte le nom d'un monastère de Kostrama où elle a été trouvée - la Chronique bypatienne.

Vous pouvez lire la Chronique dans la traduction française faite en 1884 par Louis. Léger, professeur à l'Ecole des Langues orientales.

LES ORIGINES DES RUSSES ET DE LEUR PREMIER ETAT

A partir de leur centre originel, les Slaves ont progressivement peuplé les forêts du Haut-Dniepr et. de la Haute-Volga ainsi que les steppes de l'Ukraine autour du Dniepr moyen. Vers le Nord-Est, les Slaves se sont mélangés à des populations finnoises de faible densité qui peuplaient l'actuelle région moscovite et la Volga moyenne. Vers le Sud-Est, ils ont pénétré dans une région de passage, constamment parcourue d'Est en Ouest par des envahisseurs asiatiques.

La Chronique des temps passés fait allusion à 1'existence, entre la Baltique et la Mer Noire, de peuples slaves portant des noms très divers. Ces slaves se fixèrent aussi le long du Dniepr et s'appelèrent Polianes; d'autres Drevlianes - parcequ'ils habitaient au milieu de la forêt; d'autres encore se fixèrent entre le Pripiat et la Duna et s'appelèrent Drégovitches; d'autres encore se fixèrent le long de la Desna et s'appelèrent Polotchanes, d'après le nom d'une petite rivière qui se jette dans la Duna, la Polota. Et ces mêmes Slaves, qui se fixèrent autour du lac Limen, gardèrent leur propre nom de slaves et bâtirent une ville qu'ils appelèrent Novgorod. Et d'autres se fixèrent le long de la Desna, du Sem, de la Sula et s'appelèrent Severianes. Ainsi s'est répandu le peuple slave. Son écriture s'appelait "slave d'après son nom, voici ceux qui parlent le slave dans la RUS : les Polianes, Drevlianes, Novgorodiens, Polotchanes, Drégovitches, Severianes, Boujanes, nommés ainsi parce qu'ils étaient fixés le long du Boug et qui ensuite commenceront à s'appeler Volyniens."

Les noms des peuples slaves désignent des groupes de tribus à l’organisation patriarcale. Même au IXe siècle l’association familiale demeure la forme de vie dominante chez les slaves orientaux. En tout cas, seule cette forme est décrite avec netteté dans la Chronique : "vivant chacun avec sa famille et sur les lieux tenus par sa famille".

Mais ce ne pouvait plus être les sociétés primitives : le processus du peuplement a du les fractionner. L'organisation patriarcale, certainement, commence à se désagréger et donne naissance à des groupes de familles sans lien de parenté, constituant des communautés territoriales.

Au Nord et au centre, couverts de forêts, ces communautés représentaient des communautés autonomes pratiquement sans communication, ce qui était déterminé par les conditions naturelles. Les familles de la communauté se partageaient des lots de terres arables dans les clairières défrichées, forêts et pâturages restant domaine commun et formant de véritables zones de défense circulaires difficilement franchissables.

Vers le Sud, dans la steppe boisée, les facilités les plus grandes de communication et les menaces d'invasions des nomades rendirent précaires les autonomies, plus nécessaire la formation de vastes ensembles politiques : alliances de grandes familles puis confédérations de tribus.

Les communautés familiales, surtout au Sud, n'avaient plus rien d’égalitaires au IXe siècle. Déjà, des cités fortifiées entourées de palissades de bois apparaissaient comme les centres habituels de la puissance des princes (knjaz’).

Au début, les princes étaient des aînés de la famille et des chefs militaires, comme c'était le cas de Kij, fondateur de Kiev. La légende raconte que trois frères qui pratiquaient la chasse dans les forêts environnantes s'établirent sur la rive haute du Dniepr, sur trois collines voisines. Ils y bâtirent une ville qu'ils appelèrent Kiev, du nom du frère aîné Kij.

En cas de guerre, les princes recrutaient des hommes, constituant ainsi des détachements à leur service, des druzina qui prenaient un caractère permanent et renforçaient leur pouvoir dans les temps de paix. Une circonstance a favorisé particulièrement les princes et leur entourage : le progrès du commerce.
C'est que, installés sur le Dniepr, les Slaves orientaux se trouvent placés sur la voie commerciale animée, dont les Grecs étaient les promoteurs. La multiplication des bourgs slaves le long du Dniepr est en rapport direct avec le développement des échanges. Le Dniepr et ses affluents deviennent vite de puissantes artères qui conduisent les Slaves vers les marchés scandinaves, caspiens et pontiques (ceux de la Mer Noire). Le commerce contribue à l'accumulation des richesses entre les mains des princes, des membres des druzina, des marchands, de tous ceux qui sont entraînés dans le commerce extérieur. Ainsi, vers le début du IXe siècle, nous pouvons observer chez les Slaves orientaux une différenciation sociale assez importante pour qu'on puisse imaginer qu’ils avaient besoin d'une organisation étatique.

Les grandes voies d'échange favorisaient non seulement le commerce, elles facilitaient aussi la pénétration d'éléments étrangers et d’influences politiques et religieuses. Ainsi entre les Ve et IXe siècles, les Slaves orientaux entretenaient des rapports suivis avec les Bulgares de la Volga et les Khazars qui connaissaient déjà des structures étatiques. Ils avaient également des rapports étroits avec l'Empire byzantin. Tous ces contacts avec des civilisations évoluées, le développement des échanges ainsi que l'amélioration des méthodes agricoles et artisanales ont dû pousser les tribus slaves à s'associer pour structurer la vie sociale selon un ordre que nous pouvons considérer comme un embryon d'Etat.

Au IXe siècle, le centre de cette formation était Kiev. Pendant deux siècles et demi, ce premier Etat russe développait son économie et ses échanges extérieurs, se dotait de cadres institutionnels et juridiques et étendait son rayonnement culturel. Le nom de Kiev retentissait dans toute l’Europe. Comme nous le savons, la formation de l'état se déroule lentement. C'est un long processus qui est à son tour l'aboutissement d'une longue évolution des sociétés primitives.

L’état kievien, quant à sa formation, a probablement suivi le même chemin que toutes autres sociétés primitives. Sa formation est probablement le résultat de transformations intérieures subies par les sociétés slaves. Je dis "probablement" parce que les origines des Russes et de leur premier Etat sont très obscures. Et cela à cause des Varègues, que l’on peut définir schématiquement comme le rameau oriental des envahisseurs vikings bien connus de l’Occident médiéval. (Varègue – ou scandinaves «varingr» qui signifie «allié», membre d’une association).

La Chronique des temps passés raconte comment vers le milieu du IXe siècle (862 selon la Chronique, 856 vraisemblablement.) plusieurs cités du Nord, Novgorod, Beloozovo, Izborsk, après avoir refusé le tribut aux Varègues et chassé ceux-ci, sont tombées dans une véritable anarchie, se sont déchirées dans des luttes intestines et se sont définitivement résolues à solliciter l'intervention normande:

"Les Rous', les Tchoudes, les Slovènes, les Krivitches et les Vesses dirent aux Varègues : "Notre pays est grand et fertile, mais l'ordre n'y règne pas. Venez gouverner et régner sur nous". Et trois frères choisirent de venir avec leur clan. Le plus âgé, Kjurik, s'installa à Novgorod; le second, Sinéous, à Beloozero; le troisième, Trouver, à Izborsk. Au bout de deux ans, Sinéous et son frère moururent, et Kjurik assuma seul 1'autorité. Il attribua des villes à ses partisans, Polotsk à l'un, Kostov à un autre, et à un autre encore Beloozero. Dans ces villes il y a ainsi des colons varégues, mais les premiers habitants étaient à Novgorod des Slovènes, à Polotsk des Krivitches, à Beloozero des Vesses, à Rostov les Mériens, et à Mourom les Mouromiers (tribu finnoise)".

Tel fut "l'appel aux Varègues". On sait, toujours grâce à la Chronique, qu'en 862 un des compagnons de Rjurik, Oleg s’est emparé de Kiev où d'autres scandinaves étaient déjà installés. Rjurik, Oleg et son successeur Igor (9l3-945), tous les trois d’origine scandinave, apparaissent comme les fondateurs de l’Etat kievien.

Le récit de la Chronique soulève beaucoup de questions. Arrêtons-nous sur les trois suivantes:
1) Quelle est la composition ethnique des fondateurs ?  2) Quel est le sens à donner à "l'appel aux Varègues" ?  3) Quelle est l’origine du mot «rus » ?

1) La composition ethnique des fondateurs

La Chronique et plusieurs autres sources désignent les Russes comme fondateurs de l’Etat kievien. Donc notre question peut se ramener à une autre : Quel.le réalité ethnique recouvre le mot "Rus"?

Sur ce point, les textes de la Chronique des temps passés sont contradictoires. L’un dit : la «Rus» fait partie des tribus qui négocient un accord avec les Varègues. L'autre dit : la "Rus" et les Varègues sont un même peuple, ils sont appelés par les tribus slaves pour gouverner. Un autre passage parle de l’expédition la "Rus" contre Constantinople, mais il est connu que les Scandinaves y participaient. Il y encore trois ou quatre passages dans la Chronique qui identifient les Russes aux Varégue. En même temps, la Chronique et quelques autres sources distinguent nettement les Russes et les Slaves.

En raison de ces contradictions, il reste difficile de dire qui se cache sous le nom de la «Rus ». Si l’on analyse les textes d’une façon, on peut répondre :des Slaves orientaux. Si on les analyse autrement, la réponse peut être :des Scandinaves, ou encore des Scandinaves vivant en pays slave ou étant au service des princes russes.

La meilleure solution serait d’admettre que le mot «Rus» recouvre une réalité ethnique complexe, un mélange fait de Scandinaves et de Slaves orientaux au cours du VIIIe siècle. Mais les sources si contradictoires et si peu nombreuses, ne permettent pas d’imposer cette solution avec toute la rigueur scientifique.

Un des plus éminents archéologues et historiens soviétiques, Tret'jakov, spécialiste de la question, avoue que le bilan général des tentatives pour établir qui étaient les anciens russes n'est pas convaincant.

2) La nature de "l'appel aux Varègues"

L'hypothèse la plus rudimentaire consiste à prendre le texte à la lettre, ce qui est dangereux. Il faut tenir compte des habitudes de style et de pensée de l'époque; tenir compte surtout de ce que le texte est rédigé quelques trois cents ans après les événements qu'il décrit. Le chroniqueur pouvait falsifier l'histoire en poursuivant un but particulier. Par exemple, comme le pense Sahmatov, il pouvait chercher à prouver l'origine étrangère de la dynastie régnante contre les prétentions de Byzance à 1'hégémonie. Il pouvait chercher également à confirmer les droits de cette dynastie sur Kiev, droits si mal assurés après la révolte urbaine de 1113 dirigée contre le prince.

Une autre hypothèse est de ne voir dans cet appel que 1'intention des tribus slaves de prendre à leur compte des mercenaires, par exemple les- Vikings, guerriers expérimentés, auraient pu être utilisés dans la lutte contre les Khazars qui levaient le tribut dans le Sud et menaçaient les voies commerciales en direction de Byzance.

3 ) L'origine du mot «Rus »

Selon certains, il vient du finnois "ruotsi" qui, à cette époque, désignait les Suédois ou de Roths/Ruths qui désignait un pays près du lac Ladoga, un pays qui sera appelé plus tard Roslagen. Pour d'autres Soviétiques surtout, le mot "Rus' " vient du nom d'une rivière de la zone boisée, non loin de Kiev : «Ros». D'autres encore, notamment Vernadsky, lui voient comme origine le mot "roukhs" qui appartient au vieux fond indo-européen et signifie en alain "lumière rayonnante".

Toutes les contradictions que je vous ai signalées nourrissent plus ou moins, dans la même mesure, l'argumentation de deux écoles qui s'affrontent.

L'école des normanistes est pour la prépondérance, ou même l'exclusive présence, de l'élément Scandinave (ou normand) dans les débuts de l'Etat de Kiev. La thèse normaniste a été avancée par des savants allemands du XVIIIe siécle (Bayer, Miller, Schleicher) et soutenue par des historiens russes au XIXe siècle. Elle trouva sa pleine expression dans les travaux du Danois Thomsen en 1877. Jusqu'à nos jours, ce sont surtout des historiens allemands et scandinaves qui la soutiennent. Mais il y a aussi des normanistes russes. Le normanisme est touiours important en Occident et, semble-t-il, exerce même un léger attrait sur quelques chercheurs soviétiques.

L’école des anti-normanistes est pour la prépondérance de l’élément slave ou sa seule participation au processus de la formation de l’Etat kievien. L’école des anti-normanistes compte parmi ses adeptes le savant du XVIIIe siècle, Lomonossv, des historiens du XIXe siècle et les historiens soviétiques.

Le credo normaniste : l'Etat de Kiev a été fondé par des Varègues qui auraient même donné leur nom au pays où ils s'installaient au temps de la grande expansion des Vikings. Le credo normaniste se fonde sur les arguments suivants :
- le mot "Rus' " vient de "ruotsi";
-Rjurik, Oleg (Helgi), Igor (Ingvar) tous noms scandinaves, doivent être considérés comme les fondateurs de l'Etat kievien;
- les négociateurs des traités de 911 et 945 avec Byzance sont des Scandinaves;
- les rapides du Dniepr portaient des noms scandinaves;
- les termes scandinaves entrés dans la langue russe sont des termes d'administration princière comme, par exemple «grid» (garde du corps), «tiun » (intendant) et «jabetnik » (agent). Le mot knout est également d'origine scandinave.

Les Soviétiques combattent avec vigueur ces bases du credo normaniste. Pour eux, le processus de formation de l'ancien Etat russe est le résultat, non de l'action des Varègues, mais de la genèse du féodalisme chez les slaves orientaux.

Les Soviétiques fondent leur thèse sur les arguments suivants : 1e) le mot "Rus" vient du nom de la rivière Ros; 2e) à partir du VIe siècle, les prémisses d'un Etat slave se font jour et l'Etat est constitué avant l'arrivée des Varègues. L'appel aux Varègues et la prise de Kiev par Oleg sont des événements importants dans la vie de l’ancien Etat russe, mais ne sont pas sa fondation, Les propos de la Chronique ne doivent, pas être pris à la lettre; 3e) les Varègues constituaient une minorité militaire qui vivait en marge des villes, dans des camps à l'écart. La masse du peuple était formée de Slaves; 4e) il est entré relativement peu de mots scandinaves dans la langue russe. Les Scandinaves se sont vite assimilés aux Slaves.

Quand on étudie la thèse anti-normaniste, on comprend que son ton et beaucoup de ses affirmations sont dues à la réaction contre la fâcheuse tendance, encore toute récente, d'historiens allemands à voir dans les Slaves des peuples arriérés ou inférieurs, incapables de fonder un Etat.

L'honneur national des Français ne souffre point de ce que leur nom dérive du nom d'une tribu germanique, de même que, par exemples, les Bulgares ne sont point offensés par la provenance de leur nom national de l'appellation d'une horde nomade turco-bulgare. Les Russes, en revanche, souffrent car depuis le XVIIle siècle, ils se sentent, constamment attaqués par les normanistes. En réponse à ces attaques réelles ou imaginaires, les Russes manifestent un besoin d'idéaliser leur passé en défendant par tous les moyens leur prestige national.  La querelle, je ne trouve pas d'autres mots, entre les deux écoles, va durer, semble-t-il, encore longtemps, au moins jusqu'à ce que disparaissent les passions nationalistes.

Les documents historiques ne permettent pas de trancher définitivement le débat. Mais plusieurs historiens, pensent qu’il faut concilier les deux thèses. I1 est certain qu'avant l'arrivée des Varègues, la vie politique des sociétés slaves tendait à se polariser autour de cités commerçantes telles que Novgorod, Smolensk, Kiev. C'est de ce côté qu'on voit les premiers éléments, encore embryonnaires d'un Etat : pouvoir central, force armée, contributions. En conquérant le pays, les Varègues n'ont pas modifié profondément la structure de la vie politique et sociale. Mais cela ne diminue pas l'importance de leur apport. Si peu nombreux qu'ils aient été par rapport aux Slaves, ils n'en ont pas moins été un élément dynamique, facteur de progrès. De plus, et c'est là l'importance primordiale de leur rôle, les Varègues ont, par leurs entreprises guerrières, établi des rapports étroits entre l'Empire byzantin et les Slaves. L'Etat kievien représente une force militaire très frustre. La civilisation lui vient plutôt de Byzance que des Vikings guerriers.