• Affichettes
  • Aimer son prochain
  • La chèvre
  • Les étages russes
  • Le Français frileux
  • Des intégristes
  • Logique
  • La Loubianka
  • Le mendiant
  • Aidez-moi
  • Radiateurs
  • Les robinets
  • Travail d'homme
  • Yakoutie 1
  • Yakoutie 2
  • Yakoutie 3
  • Perdu place Loubianka
    C’était par une froide fin de journée de novembre 1988, la nuit était déjà tombée, les rues de la ville éclairées de lumières blafardes parcimonieusement diffusées par de rares lampadaires. Depuis quelques jours, pour la première fois, je me trouvais enfin à Moscou. Je savais la ville immense est complexe à tel point que l’on s'y perdait facilement. Parti à pied de la Place Rouge et de la basilique Basile le Bienheureux, j’avais pris quelques repères, précaution impérative pour un voyageur solitaire. Malgré cela, mon sens de l’orientation a plusieurs fois été pris en défaut..

    A la recherche de la Loubianka
    Donc, en ce mois de novembre 1988, je recherchais la célèbre place Loubianka, siège du KGB (aujourd’hui FSB), célèbre également par la terreur qu’elle inspirait en raison des crimes, assassinats et tortures commis ici, à l'intérieur de cet immeuble au nom de la « raison d’Etat » J’étais transi de froid, la chapka, que j'avais achetée dans le magasin GOUM, m’était d’un précieux secours mais, pour le restant, j’avais grandement sous-estimé mes équipements vestimentaires. Outre cela, mon appareil photo se révélait totalement inopérant en raison du grand froid.

    Enfin je trouvai cette place Loubianka. De forme circulaire, elle est occupée sur un sixième de sa circonférence par l’immense immeuble brun et noir du KGB. Devant l'immeuble, l’imposante statue de Félix Dzerjinski, cofondateur en 1917 de cette institution policière alors nommée TCHEKA. La nuit se faisait plus sombre et le froid plus prégnant. Il fallait donc songer à regagner mon logis. Quand, soudain, portant mon regard sur cette immense place circulaire, je fus pris d’inquiétude: huit avenues débouchaient de cette place… Par quelle avenue suis-je donc arrivé ? Et par quelle avenue rejoindre mon logis ?

    Inquiétude grandissante
    L’inquiétude m’envahit progressivement car j’avais oublié de me munir d'un plan des rues de Moscou. Ce milieu déjà peu accueillant me parut soudain hostile. Bien imprudemment, mon errance à travers les rues durant plusieurs heures avait brouillé mes repères. A tel point d'être maintenant incapable de situer la direction du Kremlin. Un comble ! Certes, j’avais la possibilité de m’adresser aux passants mais je constatai rapidement la difficulté de cette entreprise car, sur cette place, on n’y fait pas la causette, on ne s'y déplace pas d’un pas nonchalant, les couples d’amoureux ne la retiennent jamais comme lieu de rendez-vous. 

    Est-ce l’ombre de Félix Dzerjinski qui continuerait à planer ici ? Est-ce la typique architecture soviétique qui caractérise particulièrement cet endroit ? Sont-ce les âmes des suppliciés qui viennent ici importuner les passants en réclamant justice ? Le fait est qu'on ne s’attarde pas sur la Loubianka. Emmitouflés dans leurs épais vêtements, courbés sous les rafales de neige, des ombres passent rapidement devant moi. A peine  ai-je commencé à formuler ma question que mes paroles se perdent dans le vide, l’ombre à laquelle je me suis adressé s’est déjà évanouie dans la nuit glaciale.

    Une procession d’ombres sur un ciel noir
    Ne sachant plus à quel saint me vouer, je me remémorais le célèbre poème de Victor Hugo :
    C’était un rêve errant dans la brume, un mystère, Une procession d’ombres sur le ciel noir.
    La solitude vaste épouvantable à voir, Partout apparaissait, muette vengeresse.” (1)
    L’impressionnante statue de Dzerjinsky, (2) posée sur un énorme socle de plusieurs mètres de hauteur, restait stoïque... En telle compagnie, on a rarement l’intention de passer la nuit. D’autant plus que la perspective de me retrouver raide mort congelé au petit matin au pied du tyran me paraissait peu enthousiasmante…

    N’entrevoyant pas d’autres solutions, je décidai alors de tenter l’aventure, c’est à dire partir au hasard en empruntant l’avenue la plus proche. Une chance sur huit. Jusqu’où marcher ? je ne savais absolument pas. Rempli d’inquiétude, après une bonne heure de marche, je crus bien reconnaître une petite église que j’avais visitée la veille. Poursuivant péniblement mon chemin sous les rafales de neige, le quartier me sembla de plus en plus familier. Je commençais à espérer, les sombres vers de Victor Hugo quittèrent mon esprit quand, apercevant un groupe d’immeubles clos par une épaisse et haute grille je remarquai deux miliciens lourdement armés postés en surveillance. Mettant en pratique ce qu’une bonne amie m’avait récemment conseillé, je traversai l’avenue illico presto afin d’emprunter le trottoir d’en face. Croiser ce genre de compagnie relevait d’une inutile témérité.

    La sortie du tunnel
    Ouf ! j’étais sauvé. Ce quartier me paraissait familier, j’avais donc trouvé la bonne direction conduisant à mon domicile. Je pressais le pas. Encore quelques centaines de mètres et je serai enfin au chaud chez moi. Il faut avoir subi de tels désagréments pour apprécier l’immense plaisir de retrouver son lit dans une chambre surchauffée.

    (1) Les Châtiments  - Texte complet

    (2) Aussi incroyable que cela puisse paraître, une association religieuse orthodoxe de Moscou a pu organiser récemment une pétition, ayant recueilli des milliers de signatures, réclamant l’organisation d’un référendum pour la  réinstallation d’un monument souvenir à Dzerjinski sur la place de la Loubianka. Réinstaller la statue du tyran Dzerjinski