Hier, dans la rue, un clochard - et non pas un mendiant - m'a tendu un billet de 50 roubles avec l'intention manifeste de me donner de l'argent.."Achetez-moi deux boulettes de viande me murmura-t-il comme dans une supplique, je ne peux pas entrer dans les magasins car ils me chassent.
D'un geste de la main, me montrant un magasin spécialisé dans la vente de plats cuisinés situé à proximité et dans lequel il souhaitait acheter deux boulettes de viande de porc... J'ai immédiatement compris la difficulté à laquelle j'allais être confronté pour aider ce pauvre homme - un grand gaillard d'âge indéfinissable, le visage mangé par une barbe poivre et sel de plusieurs semaines, vêtu de différentes couches de haillons le protégeant improbablement du vent glacial. Il allait marchant difficilement dans de grosses chaussures éculées et sans lacets.
L'invitant à me suivre, nous entrâmes donc dans ce magasin où j'avais également mes habitudes quand, soudain, une vendeuse se précipita vers le clochard de rencontre en poussant des cris et affichant l'intention évidente de le refouler dans la rue. Elle me connait mais elle n'avait pas compris que l'homme à quelques pas derrière moi m'accompagnait. Mon intervention pour ouvrir la voie à ce malheureux la laissa sans voix, pétrifiée et lançant vers moi un regard incrédule lourd de reproches.
Arrivés devant le rayons de plats cuisinés, la même scène se reproduira avec une autre vendeuse qui, proférant des propos peu avenants lui enjoignit de sortir. Même stupéfaction quand je lui fis savoir que cet homme était mon invité et qu'il pouvait ici commander et payer tout ce qu'il souhaitait.
Ce pauvre homme voulait simplement acheter deux boulettes de viande de porc, il fallut toute ma persuasion pour lui faire accepter une troisième. J'aurais voulu le régaler bien d'avantage, lui offrir la possibilité d'acquérir du miel, des oranges ou du chocolat. Rien n'y fit, il s'en tint fièrement et fermement à sa première décision. Clochard oui, mendiant non !
Les vendeuses nous fusillaient du regard, peut-être l'une d'entre elles téléphonait-elle déjà à la milice. Nous, fiers comme des pans, la tête haute, nous commençâmes à sortir du magasin comme des amis de vieille connaissance. Puis une situation inattendue se produisit : mon clochard, je ne sais pourquoi, pensait que j'étais un Américain parlant le russe. Interpelant vendeurs et clients, il clama alors combien était grand l'humanisme en Amérique, "pas comme chez nous où les pauvres sont traités comme des chiens".
Après voir terminé ses déclarations devant les clients apparemment indifférents, il commença à me parler en anglais, langue qu'il semblait maitriser bien mieux que moi. Je dûs lui préciser que j'étais français et non pas américain. Dans ses yeux passa une lueur d'étonnement. Ce soir, dans les chaumières de Kronstadt, on parlera des Américains qui aident les clochards en Russie... D'une certaine manière, je suis rassuré, ce n'est pas moi que la milice recherchera...
Kronstadt - décembre 2011