Pierre Ier a "absolutisé" le pouvoir. En modernisant le pays par en haut, il a doté l'Etat de structures administratives nouvelles et en a fait le levier de 1'européanisation des élites et du développement économique et social. De ce fait, il lui a strictement tout subordonné : Eglise, noblesse, villes, initiative privée. L'Etat enveloppe désormais toute l'existence sociale, définit de haut en bas par le service du tsar. Dans ces conditions, les petits restes de corps et communautés par lesquels la société se manifestait timidement étaient étouffés (Zemsitij Sobor, le dernier a élu Pierre Tsar en 1682).
Catherine II, en bonne continuatrice de Pierre, considère suspect et interdit tout corps qui s'octroie de son propre chef une mission publique autonome échappant à l'initiative de l'Etat et de 1'administration (le secours aux malades, l'éducation populaire, etc.). Elle a peur d'y découvrir les germes d'un mécontentement subversif, semblable à celui qui avait provoqué la révolution en France.
La police secrète et là censure, à partir des années 30 du XIXe siècle, complètent l'image de la Russie sans société civile sans traditions démocratiques. Le mouvement intellectuel et révolutionnaire dès les années 60 réclame des réformes, une constitution et une assemblée représentative plus particulièrement. Il évoque le Zemskij Sobor comme une forme de revendication du régime constitutionnel. L'Etat résiste et sans changer sa nature s'adapte aux nouvelles conditions créées à la veille et au cours de la première révolution.
Alors naissent les partis politiques définis comme "bourgeois", tel le Parti Constitutionnel Démocrate (KD - 1902) ou les Octobristes (1905), dont les membres collaborent souvent avec l'administration dans les organes locaux (Zemstvo). Naissent également d'autres partis, plus radicaux, dont les membres appartenant également à la petite noblesse ou à la bourgeoisie s'appuient sur l'exemple historique de l'Occident pour estimer inéluctable la chute du régime. Soutenant et encourageant le mouvement paysan, ces populistes (Néo-Narodniki) créent le Parti Socialiste Révolutionnaire (SR - 1902), duquel feront scission, ultérieurement, les Socialistes-Populistes (NS – 1906), favorables la petite propriété paysanne et les Troudoviki (Travaillistes l906), qui acceptent de participer à la vie politique légale et se présentent aux élections à la Douma au cours de la révolution de 1905. La classe ouvrière s'organise en Parti Social-Démocrate Ouvrier (1898). Le mouvement anarchiste se définit par son refus de participer à toute institution représentative et par sa mise en cause de la légitimité des partis politiques à diriger la société. Ainsi, au début du XXe siècle, la Russie connaît à peine une vie politique, la démocratie restant toujours un objectif à atteindre.
LE PASSAGE DE LA DEMOCRATIE AU REGIME TOTALITAIRE
En Union Soviétique, une même génération a connu successivement les formes les plus variées de la démocratie, son envers absolu, le stalinisme, puis sa mise en cause, réelle ou simulée. Jusqu'à ce dernier temps (1985) y étouffaient les moindres tentatives de revendiquer les vraies pratiques démocratiques. Pour rechercher l'origine et la nature du régime longuement inébranlable en URSS, il faut remonter au début de la révolution de 1917.
Avec la chute du tsarisme, en février 1917, une situation démocratique de fait s'est créée. Des milliers d'organisations démocratiques sont apparues. La plupart d'entre elles s'appelaient "soviet" : le Soviet de Pétrograd en premier lieu. Le succès même de la révolution de Février s'identifiait à la naissance du Soviet de Pétrograd, à l'accord qu'il a conclu avec la Douma pour la formation d'un gouvernement provisoire. Celui-ci n'existait et n'avait d'autorité que pour autant qu'il tenait sa légitimité de ce soviet de Pétrograd (ce qu'on a appelé le double pouvoir).
Il y avait d'autres organisations qui portaient le nom de "soviet", tel les soviets de députés, des quartiers, les soviets des comités d'usine ou de fabrique, les soviets du contrôle ouvrier, les soviets de la milice. Il existait des organisations qui portaient d'autres noms, tels les syndicats, les comités de quartier, les coopératives. A côté de ces organisations politiques ou politisées, il existait des organisations "sociales" : par exemple des ligues féministes, des sectes religieuses (mennorites, baptistes, vieux croyants) ou les groupes qui se réclamaient à la fois du socialisme et du christianisme. Tels que Fraternité Chrétienne de lutte ou les Constructeurs de Dieu. Bien vivantes étaient aussi les institutions que la bourgeoisie a constituées : Comité de la Croix-Rouge, Union des villes et autres.
Chacun de ces groupes, de ces mouvements, avait son propre projet de société où l'on retrouvait un certain nombre d'objectifs communs avec les socialistes (droits civiques, fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, communauté), mais cela ne voulait pas dire qu'ils étaient socialistes. Par exemple, le mouvement coopératif (né avant février) qui contenait beaucoup de socialistes ne se voulait néanmoins ni capitaliste ni socialiste. A la campagne, il préconisait le développement de la petite propriété paysanne.
Toutes les organisations et toutes les institutions que j'ai mentionnées étaient apparues comme 1'expression du pouvoir populaire, parallèlement aux partis politiques. Le mouvement spontané qui avait abouti à la formation des innombrables organisations démocratiques avait pris de court les partis politiques surtout les partis socialistes. "La révolution nous a surpris... Les hommes de partis, endormis comme les vierges de l'Evangile", écrivait le socialiste révolutionnaire MSTISLAVSKI. Pourtant, en un tournemain, ils se sont ressaisis et ils ont institué un modèle représentatif qui leur assurait le contrôle, sur les soviets, les syndicats, les forces armées révolutionnaires les comités de quartier, etc.
Entre février et octobre, les forces centralisatrices : Gouvernement, partis politiques, syndicats ont essayé de contrôler, de reprendre en mains les organisations et les institutions démocratiques. On peut dire qu'en février a commencé une épreuve de la démocratie en Russie. On sait qu'après octobre elle s'est achevée par un échec car la période révolutionnaire a débouché en dernière instance sur le pouvoir dictatorial du parti bolchevique.
A quoi est due la mise à mort de la démocratie politique ? A la discipline de fer du parti bolchevique ? Au génie de sa tactique ? Ou à ses intrigues politiques ?
Il serait faux de penser l'histoire de la période révolutionnaire comme celle de l'affrontement du parti bolchevique avec le reste de la société qui aurait voulu, dans son ensemble, la démocratie. La réalité était beaucoup plus complexe. Les pratiques démocratiques ont été subverties par les jeux et les rivalités des organisations et des institutions démocratiques. J'entends par les jeux et les rivalités, la lutte pour le pouvoir. Dans cette lutte étaient compromises toutes les organisations (partis, syndicats, soviets, milices, comités, etc.) présentent dans la période entre février et octobre. La lutte pour le pouvoir suppose la manipulation des masses. Il n'y a rien ici d'original. Mais, dans la Russie de 1917, cette manipulation avait une importance particulière.
l/ La classe ouvrière, peu nombreuse, n'avait pas des structures propres bien établies. Par contre, les "chefs historiques" du socialisme étaient bien organisés dans son ombre. Il n'y avait pas ou très peu de prolétaires parmi eux. Les soviets del917 étaient entièrement contrôlés par des bourgeois, des petits bourgeois. Chez les bolcheviks, par exemple, SLJAPNIKOV, ancien ouvrier, était la seule exception. Les rares élus ouvriers ou autres étaient rapidement éliminés des instances dirigeantes des partis socialistes, des soviets de députés ou des syndicats.
2/ La complexité des luttes entre les organisations cachait l'objectif fondamental de chacune d'entre elles (parti, syndicat, comité divers) qui était la dégénérescence et l'intégration des organisations concurrentes. Ainsi, les rivalités entre partis, notamment les bolcheviks, les mencheviks, les S.R., faisaient naître des conflits qui portaient sur le droit des partis à diriger la vie politique, à contrôler les autres formes du mouvement ouvrier. En fin de compte, pour chaque parti, l'objectif consistait à gagner la majorité au sein des organisations démocratiques. Le conflit majeur portait sur le type de rapports qui devait s'établir entre syndicats partis et soviets. L'apparition des soviets ressuscitait une vieille querelle entre révolutionnaires. Les syndicats devaient-ils s'aligner sur la décision des soviets ou sur celle des partis ? Les syndicats étaient très politisés, les mencheviks et les bolcheviks s'y livrant une lutte acharnée pour l'hégémonie. Pour leur part, les soviets devenaient de plus en plus la représentation des partis socialistes. Lorsque se réunit en juin 1917 le Premier Congrès pan-russe des soviets, les partis politiques avaient réussi à éliminer de leur représentation les syndicats et le mouvement coopératif, qui avaient pourtant participé à la formation du soviet de Pétrograd et qui y avaient chacun deux membres au Bureau.
Les syndicats et le mouvement coopératif résistaient à la politisation. Par exemple, au Premier Congrès pan-russe des coopératives ouvrières, début août l917, les coopératives ont décidé d'être, non seulement apolitiques, mais non fractionnelles, seul moyen de préserver leur indépendance et leur unité. Mais les partis politiques ont toujours cherché à contrôler les syndicats.
Tous les partis socialistes se voulaient représentants des ouvriers des soldats, et des paysans, mais dans la pratique ils essayaient d'éliminer des organisations démocratiques tous les sans partis. De plus, ils faisaient tout pour réduire l'activité des organisations et des institutions qu'ils n'avaient pas fondées eux-mêmes. Par exemple, les partis bolcheviks, mencheviks, S.R., les syndicats et les soviets des villes prétendaient à la représentation des travailleurs des villes, mais ces travailleurs s'identifiaient essentiellement à d'autres organisations, celles qu'ils avaient constituées eux-mêmes et qui jouaient le rôle de noyau institutionnel. Tels étaient les soviets des comités d'usine, issus du comité d'usine, soviets des comités de quartier, issus du comité de quartier, garde rouge et autres forces armées indépendantes.
Alors les prétendus représentants considéraient ces foyers de démocratie directe comme dépourvue de toute légitimité politique. Or, les soviets des villes et les partis qui les contrôlaient, tout en affirmant vouloir représenter les masses, ont fait tout le nécessaire (mainmise des dirigeants sur les comités, représentation, fictive, etc.) pour étouffer ces comités de base qui échappaient à leur contrôle. C'était un pas dans la subversion de la démocratie née dans la révolution. Indépendamment des blocheviks, avant eux, les usages démocratiques (élections régulières, permutation des fonctions, etc.) n'étaient presque pas respectés, qu'il s'agisse de démocratie représentative ou de démocratie directe.
De leur côté, les ouvriers qui se trouvaient dans les organisations de base et qui, bien évidemment, souhaitaient la réunion rapide de l'Assemblée Constituante et l'institution d'une république démocratique ne se montraient pas démocrates puisque, dans les soviets, ils avaient tendance à réduire la représentation des soldats ou des allogènes.
Je pourrais continuer à donner des exemples de concurrence et d'intolérance entre différentes organisations et institutions démocratiques, mais je crois que vous avez compris qu'elles se sont montrées incapables de coexister, de partager les tâches, les fonctions, le pouvoir. Elles s'absorbaient les unes et les autres.
Or en 1917 et ultérieurement, le dictât politique qui aboutit à la liquidation des organisations politiques rivales définies comme bourgeoises ou contre-révolutionnaires, n'a pas été nécessairement une pratique menée par le parti bolchevik, par sa direction. La pratique bolchevique allait à la rencontre d'un comportement populaire, qui ignorait le pluralisme, en contestait la légitimité et pratiquait très spontanément la violence du mouvement ouvrier.
En fin de compte, pour chaque parti, l'objectif consistait à gagner la majorité, au sein des organisations démocratiques. Le conflit majeur portait sur le type de rapports qui devait s'établir entre syndicats, partis et soviets. L'apparition des soviets ressuscitait une vieille querelle entre révolutionnaires. Les syndicats devaient-ils s'aligner sur la décision des soviets ou sur celle des partis ? Les syndicats étaient très politisés, les mencheviks et les bolcheviks s'y livrant une lutte acharnée pour l'hégémonie. Pour leur part, les soviets devenaient de plus en plus la représentation des partis socialistes.
D’un côté, il y a les nôtres ; en face, il y a les autres, nécessairement forces du mal. Point besoin des ordres du parti bolchevique ou de quiconque pour qu'à Kazan, fin octobre 1917, l'armée chasse le soviet des députés à majorité menchevique et S.R. Point besoin des ordres bolcheviques pour que la violence populaire prenne la relève de la violence instituée. Le rôle historique du parti bolchevique fut de légitimer et de légaliser cet absolutisme politique. Quant à la terreur, sporadique avant les bolcheviks, leur régime l'a prise en charge dès le début de la guerre civile, puis il l'a institutionnalisée.
Nous avons vu que la mise à mort de la démocratie politique s'explique dans une large mesure par le manque d'expérience démocratique de la part du peuple. Ces représentations du pouvoir, formées sous le régime tsariste et le servage séculaire excluaient tout partage des responsabilités toute tolérance de l'autre. Il faut en tenir compte. Mais il ne faut pas négliger le caractère spécifique du parti bolchevique qui y a contribué beaucoup. On peut noter au moins trois spécificités de ce parti prétendu de type nouveau.
1/Le parti justifie ces actes antidémocratiques par une nécessité historique, au nom de la classe ouvrière et de la révolution avec lesquelles il s'identifie dogmatiquement. Selon lui la survivance de la démocratie politique n'est qu'un retour en arrière, aux pratiques instaurées par la révolution française bourgeoise, par sa nature. La vraie démocratie se traduirait par le pouvoir absolu du parti en tant que représentant authentique du peuple. Tel était l'argument utilisé pour justifier la dissolution de l'Assemblée Constituante (5 janvier 1918). La destruction des corps démocratiques est représentée comme une simple nécessité tactique, par exemple dans la lutte contre l'ennemi de 1'intérieur ou de l'extérieur. Ainsi, le parti exclut toute alternance avec d'autres formations politiques, mais il exclut aussi tout partage réel du pouvoir.
2/ La mise à mort delà démocratie à l'extérieur du parti s'accompagne de la négation de la démocratie à l'intérieur du parti. Ainsi, le droit de s'organiser pour examiner une opinion opposée à celle du Comité central a été mis en cause dès mars 1918. Puis le droit de constituer une tendance ou fraction est définitivement condamnée en 1921. Par ailleurs, les nominations bureaucratiques aux postes de responsabilités se généralisent en 1918. C'est un pas vers la dégénérescence de la démocratie dans le parti bien avant l'époque stalinienne.
3/ Le parti bolchevique occupe tout l'espace social. Il accroît ses fonctions jusqu'à tel point qu'il cesse d'être un parti politique au sens ancien et traditionnel, pour voir sa compétence s'appliquer au champ économique culturel, familial, sexuel, etc. Bref à tous les aspects de la vie.
Le point de départ de cette démarche semble bien, dans la pratique, la huitième Conférence pan-russe du parti (novembre 1919) qui définit le statut de la fraction bolchevique dans les organisations sociales ou nationales aux fins de faire du parti la seule instance compétente quant aux problèmes abordés par n'importe quelle organisation. Ainsi, organisations religieuses ou nationales, organisations des femmes ou syndicats ne sauraient avoir les mêmes fonctions, dès lors que s'est instauré le pouvoir bolchevique. Ces organisations, existant encore aujourd'hui ont été dénaturées dans leur raison d'être et leurs fonctions.