A la fin du XVIIIe siècle, le livre de Radiscev, "Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou" (1790), fait l'effet d'une bombe. L'auteur ne se contente pas de parler de l'aménagement du servage mais pose pour la première fois, et de manière éclatante, le problème de son abolition. Il condamne sans réserves et intégralement tout le régime de l'autocratie et du servage "ce monstre difforme, impudent, énorme, aux cent têtes aboyantes." Catherine II a annoté rageusement son livre, en dénonçant l'influence» exercée sur l'auteur par des "demi-sages" comme Rousseau et Raynal. Elle l'a fait condamner à mort (mais il sera finalement gracié et déporté en Sibérie).
La critique radicale du servage et de l'autocratie fondée sur une argumentation morale, politique, économique, fait du livre de Radiscev le point de départ de la pensée et du mouvement révolutionnaire.
Si, à la fin du XVIIIe siècle, Radiscev est pratiquement seul à soulever le problème du servage, dans le première moitié du XIXe siècle, apparaît sur la scène historique tout un groupe de personnes (dans les année60, il recevra le nom «d'intelligentsia") qui mettra ce problème au centre d'une discussion publique. Quand je dis "publique", vous devez imaginer un public très restreint. L'intelligentsia russe est très peu nombreuse et isolée dans la société russe. Les autres groupes sociaux ne partagent pas ses préoccupations sur les éventuels problèmes et sur l'avenir de la Russie. La paysannerie serve se tait ou, si elle s'exprime, ce n'est que par des actes de violence. La bourgeoisie naissante n'a ni les moyens ni les goûts d'avoir des ambitions politiques ou de participer à la vie intellectuelle du pays. La paysannerie et la bourgeoisie se taisant, il ne reste que la noblesse ou plutôt une partie de celle-ci, la majorité écrasante étant trop attachée à l'ordre établi pour faire des critiques et penser l'avenir de la Russie.
Les premiers membres de l'intelligentsia sont donc des nobles, et ce n'est qu'autour des années 60 que s'effectuera une certaine relève à partir d'autres couches sociales, en particulier au sein du bas clergé et dans la petite bourgeoisie des villes. Ces intellectuels, issus de différentes couches sociales, (raznocincy) sont des exilés dans leurs propres milieux, dont l'ignorance et l'apathie intellectuelles restent grandes. Isolés dans la société, vivant à une époque où le retard économique et politique de la Russie devient manifeste, l'intelligentsia se tourne vers les idées européennes : les uns, occidentalistes, les autres, slavophiles, pour les rejeter.
Les occidentalistes (Herzen, Belinskij, Granovskij, Kavelin, Annenkov, etc.) jugent que l'histoire de l'Occident préfigura l'avenir de la Russie. Ils se laissent convaincre par l'histoire de France, notamment par le rôle du Tiers état et ils conçoivent la future vie politique de la Russie en s'inspirant de l'expérience occidentale. Si la Russie évite les erreurs qui ont abouti à l'échec de la Révolution de 1848, elle indiquera le chemin à toute l'Europe.
Les slavophiles (Aksakov, Homjakov, Kireevskij, Samalin, etc.) insistent sur le caractère original du passé russe. Ils estiment que la Russie doit trouver en elle-même les voies de sa révolution. Ils exaltent un pur esprit national et populaire, s'incarnant dans l'Eglise et le village. Ils se déclarent les représentants de la tradition médiévale russe qui refuse l'oeuvre de Pierre le Grand parce qu'il a européanisé la Russie. Les slavophiles ont mis en lumière les éléments collectivistes du village russe, notamment la communauté agraire (mir, obscina).
On est frappé par la rapidité d'assimilation de l'intelligentsia, des résultats les plus avancés de la pensée étrangère. De plus, le message européen n'est pas reçu de manière passive mais est aussitôt réélaboré et adapté aux conditions russes. On peut dire que l'intelligentsia russe est en avance théorique sur les idéologies de l'Occident. Cette avance se définit surtout par la façon critique dont l'intelligentsia aborde les idées occidentales plutôt que par ce qu'elle apporte de nouveau ou de différent dans la pensée européenne.
Je m'explique. Les conséquences sociales du développement du capitalisme occidental sont déjà apparue»en Europe et sont même critiquées. Mais elles heurtent beaucoup plus les aspirations sociales et humanitaires de l'intelligentsia russe. D'un côté, parce que l'intelligentsia issue de la noblesse méprise les valeurs sociales ou morales des bourgeois et des marchands. D'un autre côté, parce que le développement industriel en Russie est beaucoup trop embryonnaire pour que l'intelligentsia puisse apercevoir son potentiel explosif pour la vieille société. En outre, le début du capitalisme se déroule dans le cadre du servage : il y a des serfs-ouvriers, comme il y a des serfs-paysans. Les premiers industriels sont aussi de grands propriétaires terriens.
L'abolition du servage est donc pour l'intelligentsia russe le premier objectif à atteindre. Pour elle, l'abolition du servage, le renversement de l'autocratie paraissent plus importants dans l'ordre des priorités qu'un programme de développement économique. Elle se rend compte que l'industrialisation européenne n'a pas apporté de solution ni au problème paysan, ni au désir d'édifier une économie favorable aux intérêts des masses. L'intelligentsia est loin de considérer que le problème consiste à rattraper le retard économique de la Russie sur l'Occident. Elle tire les leçons de l'expérience occidentale, en même temps que l'Occident lui-même, et son ambition est de ne pas répéter cette expérience. D'où une recherche d'une idéologie du développement distincte de l'idéologie occidentale classique.
L'intelligentsia préconise non seulement l'abolition du servage, mais aussi le renforcement de la communauté agraire qui a disparu en Europe occidentale et qui ne subsiste qu'en Russie. Déjà, les Décembristes, en 1825, en projetant les lois agraires, défendaient son existence, pensaient la préserver de la destruction et voyaient en elle un élément positif pour l'avenir de la Russie. Au milieu du XIXe siècle, la communauté agraire devient le pivot du socialisme russe.
Qu'entendons-nous par "socialisme russe"? La première diffusion des idées socialistes en Russie (fin des années 30-40) passe par l'étude du socialisme utopique occidental : les idées de Saint-Simon, Fourier, Owen étaient assez répandues. Mais ce socialisme occidental s'est révélé inapplicable en Russie car, vous le savez, historiquement, le socialisme est le produit d'une société à économie capitaliste suffisamment développée pour provoquer des contradictions ouvertes entre la bourgeoisie et le prolétariat. Et, dans les conflits qui opposent les propriétaires des moyens de production aux ouvriers, ces derniers aspirent à dépasser la société capitaliste dans une direction qui va vers la destruction des classes sociales et la suppression de la propriété privée. En d'autres termes, le socialisme est l'expression théorique de la lutte de classes au sein de la société bourgeoise. Or, dans la Russie des années 30-40, et même au milieu du XIXe siècle, ce type de contradictions était embryonnaire. Les penseurs russes, inspirés par le socialisme utopique occidental, ont élaboré alors une théorie socialiste en fonction de la réalité russe.
Le premier à avoir contribué à cette élaboration fut Aleksandr Ivanovic Herzen. Il fut le fondateur du socialisme russe en ce sens où avant lui on pouvait penser au socialisme en Russie, c'est-à-dire à des théories socialistes occidentales importées en Russie. Or, Herzen élabore les idées essentielles d'un socialisme qui est russe parce qu'il s'appuie sur les possibilités spécifiques, sur les potentialités de la réalité russe.
Voici les idées du socialisme russe qui a reçu le nom de populisme (narodnicestvo). A la suite de Tchaadaev, dont il était le disciple, Herzen considère que la Russie a toujours vécu en marge de la civilisation, c'est-à-dire de l'Europe occidentale, ce qui explique que le servage et le despotisme règnent encore en Russie.
En 1848, Herzen assiste émerveillé à la Révolution et place tous ses espoirs dans le renouveau socialiste de la France. Or, en juin 1848, les ouvriers parisiens sont écrasés, et les démocrates vont, un peu partout en Europe, céder la place à la réaction. Herzen conclut alors que l'Europe en crise n'a pas suffisamment de force pour se renouveler - étant entendu, ne l'oublions pas, que le renouveau passe, selon Herzen, par le socialisme. Il considère que le déclin de l'Europe occidental vient de commencer et que l'avenir appartient probablement aux Etats-Unis et à la Russie.
Plus encore, il pense que la Russie peut passer directement, sans transition, du servage, du despotisme, de l'arriération au socialisme. Car la Russie a conservé une institution qui occupe l'écrasante majorité de son peuple et qui est basée précisément sur ces mêmes principes qui devaient servir au renouveau de l'Occident. Cette institution est la "communauté paysanne". Celle-ci avait disparu en Europe, suite au développement de l'individualisme agraire d'abord, du capitalisme ensuite.
La marginalisation de la Russie et le retard qui s'ensuivait avaient jusque là évité au pays le développement capitaliste, donc ils lui avaient permis de conserver sa commune. L'étrangeté, jusqu'alors pensée comme facteur d'isolement et de retard, devenait prémisse de salut. La Russie pouvait éviter définitivement l'étape capitaliste et, en développant le système du communisme agraire, passer directement au socialisme.
Cependant, Herzen ne se pencha pas sur une difficulté : comment opérer la rupture anti autocratique susceptible de permettre le développement de la commune ? Car, pour lui, il n'y a ici aucune difficulté. Si la quasi totalité du peuple vit selon les principes communistes, la transition ne devrait pas offrir de difficultés majeures, c'est-à-dire théoriques. C'était plutôt un problème pratique : être plus fort que la monarchie et son appareil d'Etat. Mais il ne faisait pour lui aucun doute que le peuple, une fois qu'on lui aura expliqué les bienfaits du socialisme, suivra la nouvelle doctrine, puisqu'il la pratiquait déjà sans le savoir. Il fallait donc que la jeune intelligentsia aille vers le peuple répandre la bonne parole.
Ici intervient la deuxième figure fondatrice du populisme, Nikolaj Gavrilovic Cernysevskij. Théoriquement, il prend le contre-pied des positions de Herzen. L'autocratie, pour Cernysevskij, n'est pas seulement un pouvoir qui opprime le peuple. Elle constitue un système social dont le peuple fait partie. Plus encore : dont le peuple est le support. Car il considère que le régime a réussi, après un esclavage généralisé et pluri-séculaire, à forger une mentalité populaire correspondant à l'idéologie despotique aristocratique. Cette mentalité accepte, comme si c'était normal, que l'Etat soit le seul détenteur de l'initiative. Autrement dit, l'action historique est monopolisée par l'Etat et le peuple l'accepte. De ce fait, la ligne qui sépare en Occident l'Etat de la société, une société autonome et active, s'efface en Russie où l'Etat occupe tout l'espace. Le despotisme devient tout-puissant, car les sujets se soumettent individuellement à l'Etat. En effet ; si la société ne se manifeste pas en tant qu'espace autonome de l'Etat, c'est parce que les différentes catégories économiques et sociales ne parviennent pas à exprimer politiquement leurs intérêts antagoniques. En Occident, elles le font. Ce sont les classes sociales qui, en agissant, c'est-à-dire en luttant entre elles et pour conquérir le pouvoir, témoignent d'un espace social libre. En Russie, la bureaucratie descend verticalement du haut et contrôle tous les sujets; ceux-ci ne peuvent donc établir les rapports horizontaux indispensables pour la constitution des classes sociales.
A partir de ce schéma, la rupture anti-autocratique devient une difficulté théorique plus que technique. En effet, si l'Etat a le monopole d'action, qui peut lui arracher l'initiative ? Les agents sociaux, spontanément aptes à l'action, sont les classes sociales. Or, pour Cernysevskij, dans la mesure où les classes économiques russes ne se manifestent pas politiquement, elles ne sont pas encore des classes sociales au sens européo-occidental du terme. Il n'existe donc pas d'agents sociaux capables d'agir en Russie.
Que faire ? Telle est la question que se posent les socialistes russes pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle. En 1902, Lénine écrit une brochure qui est l'acte de naissance du bolchévisme, du parti communiste russe. Or, cette brochure s'appelle "Que faire ?" Mais il n'invente pas la question. En 1864, soit quarante ans plutôt, Cernysevsic écrivait un livre, un roman, qui s'appelle précisément "Que faire ?" et dans lequel il essaye de résoudre la difficulté théorique dont je vous parlais tout à l'heure : comment agir pour opérer la rupture anti autocratique si le peuple n'est pas encore à même de penser qu’il est capable d'agir ? La réponse de Cernysevskij s'articule autour de quelques idées, dont voici les plus importantes.
1) il pense que la Russie ne pourra rejoindre la civilisation de type occidental, c'est-à-dire ne pourra se démocratiser qu'à très long terme. La condition indispensable à cette transformation est le changement de la mentalité populaire qui considère le despotisme comme un état de fait normal.
2) la nouvelle mentalité démocratique, peut se répandre dans la mesure où s'élargit un nouveau milieu humain : les raznocincy. N'appartenant pas aux catégories sociales établies, se situant en rupture avec le système, ces femmes et ces hommes, le plus souvent issus des universités, étaient capables de penser au-delà des horizons mentaux fixés par le despotisme. C'est pour cela qu'on les appelait les "hommes nouveaux" mais aussi "ceux qui ont fait défection" du système (otchepentsy). Le "Que faire ?" porte comme sous-titre : "récits sur les hommes nouveaux".
3) l'homme nouveau est socialiste car le socialisme apparaît comme le seul système opposé à toute forme d'oppression. Mais pour agir, il doit aller contre toutes les règles du système autocratique. Il est donc révolutionnaire. Dans "Que faire ?" Cernysevski dessine l'archétype du révolutionnaire professionnel. Tout entier consacré à la "cause", il n'a pas de vie privée, son seul souci et sa raison d'être étant l'efficacité dans son action contre l'Etat. Cette action apparaît ainsi sous un double aspect : l'élargissement de la mentalité démocratique par la multiplication de ces hommes nouveaux et par leur propagande au sein du peuple d'un côté, la lutte contre l'Etat, de l'autre. Chez Cernysevskij, cette dualité est encore cohérente. Mais dans la pratique, elle va donner lieu à des tendances différentes selon qu'on privilégie la propagande (Lavrov) ou l'action révolutionnaire d'affrontement direct avec le pouvoir (Tkacev).
On peut conclure avec ces deux figures, Herzen et Cernysevskij, en signalant que le mouvement socialiste ultérieur retient de Herzen, avant tout. sa volonté de passer directement au socialisme, et de Cernysevskij, son dispositif centré sur le révolutionnaire professionnel.
Après Cernysevskij, l'histoire du populisme peut être vue comme allant dans deux directions : d'un côté les hommes nouveaux qui vont vers toutes les classes de la population pour les réveiller et leur faire prendre conscience de leurs intérêts politiques (la marche vers le peuple en 1874-1875) Cette tendance est animée par Lavrov. De l'autre côté, les hommes nouveaux cherchant à abattre l'autocratie principalement par le terrorisme. C'est ainsi qu'en 1881, les hommes de l'organisation populiste "La volonté du peuple" (Narodnaja volja) réussissent à tuer le tsar Alexandre II.
La répression qui s'ensuivit pendant toute la décennie a démenti les raisons révolutionnaires au milieu de l'indifférence presque totale du peuple. Autant dire que la marche vers le peuple, effort pour lui faire prendre une conscience politique, a échoué. Le peuple est resté sourd au discours populiste.
Mais le peuple était, avant tout, la paysannerie. Cet échec conduit les socialistes à douter de cette classe comme force révolutionnaire. Parallèlement, le régime, pour faire face à la situation internationale, et pour assurer sa force à l'intérieur des frontières, avait permis et favorisé le développement de la grande industrie capitaliste. Ce processus a entraîné l'apparition sur la scène de deux nouvelles classes : ouvriers et bourgeoisie. En réponse à l'échec du populisme et à ce mouvement économique, une nouvelle tendance apparaît dans le milieu socialiste : le marxisme.
A la différence des populistes qui comptaient sur la paysannerie déjà initiée au socialisme grâce à l'existence du "mir", les marxistes font reposer l'avenir de la révolution russe sur la classe ouvrière, en voie de formation. Cette option fondamentale aboutit, à la veille de la révolution de 1905, à la constitution de deux organisations socialistes séparées : le «parti ouvrier social-démocrate », créé en 1898, et le «parti socialiste révolutionnaire », fondé en 1901.
Au sein de la social-démocratie, la théorie marxiste sera repensée en fonction des réalités russes, ce qui aboutit à la remise en question des capacités révolutionnaires du prolétariat russe, différent de l'occidental. En effet, Pavel Axelrod, puis Lénine, découvrent la question majeure déjà soulevée par Cernysevskij, à savoir celle de la qualité du tissu social : le trait central de ce tissu, son absence d’autonomie par rapport à l'Etat qui est le seul à avoir l'initiative politique. Donc, le prolétariat, en tant qu'une des composantes de ce tissu social non autonome, n'est pas non plus autonome par rapport à l'Etat. Axelrod dénonce "l'influence nocive des conditions arriérées d'existence de la paysannerie sur la situation de la classe ouvrière". Il dénonce "une atmosphère historique nationale réactionnaire dans laquelle étouffe le peuple russe et, avec lui, la classe ouvrière. "C'est alors qu'Axelrod émet une idée fondamentale, mais dont les effets et la puissance ne seront évidents que plus tard, lorsque Lénine la fera sienne dans "Que faire ?" : - le prolétariat industriel qui a commencé récemment à se détacher d'une paysannerie ayant dans son ensemble encore un très bas niveau de culture et est asservi à l'Etat, s'enfonce trop profondément dans la "barbarie" et l'ignorance populaire générale pour pouvoir s'élever d'une façon complètement indépendante, sans aucune aide étrangère. Il faut l'aider à s'élever à la hauteur d'une force révolutionnaire consciente. Les ouvriers n'ont pas échappé, malgré le développement capitaliste, au monde autocratique.
Cette remise en question du prolétariat russe conduit Lénine à s'occuper à nouveau de la paysannerie. En 1902, il écrit l'ouvrage qui jette les bases de son Parti. Il s'inspire tellement de la tradition révolutionnaire russe qu'il emprunte son titre à Cernysevskij. Les thèses de "Que faire ?" de Lénine sont les suivantes : Il faut créer un parti composé de révolutionnaires professionnels capables d'apporter à la classe ouvrière la conscience de ses intérêts démocratiques et socialistes. Démocratiques, parce que sans démocratiser toutes les classes de la société, c'est-à-dire sans créer des générations d'hommes libres et hardis, la masse du peuple n'est pas capable de construire une nouvelle société, c'est-à-dire les travailleurs devaient comprendre que la fin de leur exploitation n'arriverait qu'avec la suppression de la propriété privée des moyens de production. Ce schéma impliquait la mobilisation de ces révolutionnaires professionnels dans toutes les classes de la population. Le parti devait susciter dans toutes les classes la prises de conscience démocratique et il devait aussi diriger toutes les expressions de ces classes. Dans le langage politique révolutionnaire, cela s'appelle l'hégémonie.
Le projet de Lénine rencontre une vive opposition et, en 1903, le parti ouvrier social-démocrate se scinde en deux fractions : - bolcheviks, partisans de Lénine, et mencheviks, partisans de Plekhanov.
Pendant la Révolution de 1905, les divergences entre bolcheviks et mencheviks ne portent plus seulement sur 1'organisaiton du parti ouvrier social-démocrate mais également sur ses objectifs et sa tactique.
Lénine et les bolcheviks estiment qu'au stade où en est la Russie, on a affaire à une révolution "bourgeoise", comme naguère la Révolution française de 1789. Néanmoins, il est périlleux de confier son destin à la bourgeoisie, qui n'aurait ni la volonté ni la force de briser le régime féodal et d'accomplir une véritable transformation sociale. Seule la classe ouvrière, alliée à la paysannerie, contraindrait la bourgeoisie à réaliser cette révolution. Une fois le tsarisme renversé, Lénine recommandait l'institution d'un gouvernement provisoire, expression de la "dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie". Dictature démocratique parce que les éléments avancés de la bourgeoisie seraient prêts à y collaborer. D'après lui, ce régime était une étape nécessaire à l'institution d'une république socialiste, objectif accessible seulement le jour où la Russie arriérée pourrait s'appuyer sur une Europe plus avancée et lorsque la classe ouvrière y aurait pris le pouvoir.
Hostiles à une révolution socialiste prématurée "qui ne serait pas le fait des travailleurs eux-mêmes, mais de ceux qui les dirigent", Plekhanov et les mencheviks tiraient une conclusion inverse de l'expérience de 1905. Cette révolution confirmait leur conviction qu'on ne pouvait pas compter sur l'appui de la paysannerie. Elle montrait en outre que la bourgeoisie basculait du côté de la réaction dès que des troubles agitaient les villes ou les campagnes. Toute révolution serait irréalisable sans ces conditions. Il fallait, en premier lieu, aider la bourgeoisie à renverser le tsarisme et, pour y parvenir, il importait de ne pas l'effrayer. Ultérieurement, il fallait préparer les voies d'une révolution socialiste et prévenir toute tentative de la bourgeoisie de pratiquer une politique anti ouvrière. Dans ce but, les mencheviks recommandaient l'institution de soviets, agents du renversement du tsarisme pendant la phase bourgeoise de la révolution, puis forteresse du prolétariat en pays bourgeois pendant la période de préparation du passage du socialisme.
On voit que les bolcheviks voulaient avancer la révolution socialiste en amenant le prolétariat, allié à la paysannerie, au pouvoir pour réaliser rapidement les tâches de la révolution bourgeoise et assurer par la suite le passage au socialisme. Ils pensaient que cela était possible grâce au parti. Dans le projet du parti que propose Lénine, nous trouvons le germe de la victoire d'Octobre 1917 mais aussi de la tragédie stalinienne, car les révolutionnaires bolcheviks, habitués à l'idée qu'ils représentent toute la société, mettront en pratique, et de façon totale, l'idée d'hégémonie d'un seul parti.
En Russie, comment emmener les masses ? Quel but leur donner ? Tel est le problème de Cernysevskij vieilli, et de Lénine encore jeune. "Que faire ?" Que faire dans cette Russie, où il n'y a ni classes, ni lutte de classes au sens européen du terme, et à l'échelle de tout l'empire russe, où il n'y a pas de société civile, où il n'y a "qu'une masse d'idées et de faits asiatiques", "l'asiatcina", comme le dit Cernysevskij. Comment peut-on, dans le domaine politique, trouver un champ d'action qui permette d'en finir, pour toujours, avec l'autocratie dominante, ancrée à tous les niveaux : de bas en haut, tous sont esclaves ! Comment détruire le complexe qu'elle a engendré dans les consciences ?
En 1902, Lénine semblait avoir trouvé une réponse : il faut faire naître un processus de formation de classes qui puisse aboutir à la lutte de classes et, pour cela, il faut introduire le socialisme dans le mouvement ouvrier. Ainsi, sera mis en route tout le mécanisme social.
Mais pourquoi introduire de l'extérieur une conscience socialiste ? Pour créer une force sociale anti autocratique qui pourra vaincre l'énorme résistance aux changements. Elle imposait d'aller presque inévitablement à contre-courant, et permettre enfin de libérer la Russie du servage dans le sens le plus large de ce terme.
En 1905, il donnera une définition plus concrète de ce but : libérer le développement capitaliste. Par quel moyen ? A travers le parti et la dictature démocratique et révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Telle est en bref la réponse de Lénine à la question "Que faire?"
En 1902, Lénine semblait avoir découvert le moyen qui permettrait de sortir les masses de leur torpeur. En 1923, à la fin de sa vie, ce moyen l'inquiétait : dans quelles mains va-t-il passer ? Et que va-t-on en faire ? Le pouvoir ne va-t-il pas de nouveau mettre en place des liens despotiques ? Cette fameuse "asiatcina" (calamité asiatique) ne va-t-elle pas réapparaître ? Ses craintes étaient fondées. La liquidation des classes sous Staline a coupé la voie vers la société civile et interrompu le processus de formation des classes qui était loin d'être terminé.