HISTOIRE DE LA RUSSIE ET DE L’URSS

Tamara KONDRATIEVA - INSTITUT NATIONAL DES LANGUES ET CIVILISATIONS ORIENTALES

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APRES PIERRE LE GRAND

La période qui va de la mort de Pierre le Grand en 1725, jusqu'à 1762, date de l'avènement de Catherine la Grande, offre un tableau de la lutte entre les groupes rivaux de la noblesse. L'ancienne aristocratie contre les serviteurs directs de Pierre, anoblis et privilégiés par le tsar, les défenseurs de l'ancien ordre contre les partisans de la réforme pétrovienne, les Russes contre les étrangers : tel était le dispositif des forces en lutte pendant cette période. Les historiens disent que c'était une "période marquée par de nombreux coups d'Etat", soulignant ainsi le trait caractéristique de ces trente-sept années qui séparent les deux grands règnes du XVIIIe siècle.

Pierre n'a pas laissé de testament, il n'a pas choisi son héritier qui, normalement, aurait dû être son petit-fils Pierre II. Voilà pourquoi l'avènement de Catherine Ière, sa seconde femme, paysanne livonienne qui savait à peine signer son nom, signifiait la victoire des amis de Pierre. C'est eux, militaires appuyés par les régiments Semenovskij et Preobrasenskij, qui ont propulsé la candidature de Catherine et gagné, malgré bien des résistances. Catherine Iere n'était que leur marionnette. Ilettrée et alcoolique, elle n'était pas capable de gouverner. Certes, elle symbolisait la tradition pétrovienne, mais les vrais continuateurs de cette tradition étaient les militaires : Ostermann, Golovkine, Menchikov, Boutourline, défenseurs des intérêts de la nouvelle noblesse.

L'ancienne aristocratie, avec Golitsine, Repnine, Dolgoroukij, cherchait à débarrasser le trône et la cour des parvenus. Ils ont fait une tentative d'usurpation en accaparant le Conseil intime suprême créé en 1726. La mort de Catherine Iere, survenue en 1727, les aide à occuper l'avant-scène en tant que régents et conseillers de Pierre II, enfant en bas âge. Les amis de Pierre le Grand, tombés en disgrâce, furent éloignés de la Cour.

En 1730, à l'avènement d'Anna Ivanovna, les représentants de l'ancienne aristocratie ont essayé de lui imposer une sorte de royauté élective selon le modèle suédois. Mais leur tentative a aussitôt avorté. Le Conseil intime suprême fut supprimé et une vive réaction antinobiliaire, appuyée par les Allemands de l'entourage de la tsarine, a rendu vains les efforts des aristocrates.

Si, dans le domaine politique, la différence entre les anciens aristocrates et les nouveaux nobles se faisait encore sentir, la fusion entre les deux catégories de nobles se révélait plus solide quand les uns comme les autres revendiquaient la diminution de leurs obligations de servir l'Etat. Ils l'expliquaient par le fait que ces obligations étaient nuisibles à l'administration de leurs domaines.

Elizaveta Petrovna, pourtant bienveillante à l'égard de la noblesse, refusait systématiquement toute demande d'émancipation, veillait à une réglementation encore stricte des obligations des nobles. Mais ceux-ci finirent par triompher. En 1762, sous le règne éphémère de Pierre III, ils furent enfin et définitivement déchargés du service obligatoire.

Ainsi, la période entre les deux grands règnes témoigne d’évolution qui amènent la noblesse, ancienne et nouvelle, confondues, à la consécration juridique de sa situation privilégiée. Catherine II y contribua généreusement en transformant la noblesse en une véritable caste.

Le règne de Catherine II.

Sophie d'Annalt-Zerbst, fille d'un petit prince allemande protestant de Poméranie, fut choisie comme femme pour le neveu d'Elizav Petrovna qui, sous le nom de Pierre III, régna sur la Russie en 1762.

Alors que Pierre, fils d'Anna Petrovna et du duc de Hosltein, reste très allemand, n'aime pas la Russie et le montre, Sophie d'Anhalt s'initie, dès son arrivée, à la langue russe (qu'elle parle couramment quoique avec un fort accent), à l'histoire, à l'orthodoxie. Elle se convertit officiellement à Moscou en 1744, à veille de ses fiançailles. C'est alors qu'elle reçoit le nom de baptême de Catherine. A la différence encore de Pierre, toujours préoccupé de son Holstein, elle a le bon sens, à la mort de ses parents, de renoncer à ses droits sur la principauté d'Anhalt. Dans ses mémoires, elle écrira cette phrase significative : "En entrant en Russie, je m'étais dit : je régnerai seule ici."

Pierre III provoqua un mécontentement général par sa russophobie, son dédain de l'orthodoxie et sa politique extérieure, trop favorable à la Prusse. La situation est devenue grave lorsqu'il impose à l'armée l’uniforme prussien et ordonne à la Garde de se préparer à partir pour le Holstein. Un complot se forme alors autour de Catherine dans les milieux militaires avec Aleksij Orlov, trésorier de l'artillerie, son frère, Gregorij et des officiers des régiments Preobrazenskij et Izmajiovskij. Pierre fut arrêté, éloigné de la Cour et, plus tard, assassiné. Catherine prit sa place au sommet de l'Empire.

Née allemande, mais ayant su s'identifier à sa patrie d'adoption, Catherine s'est montrée capable de rallier l'oeuvre d'européanisation de Pierre le Grand. Elevée à l'européenne et cosmopolite du temps des Lumières, elle a poursuivi, autant qu'elle le put, la modernisation du pays et le développement de sa puissance nationale. Passionnée par le pouvoir, mais lectrice intelligente des philosophes, la nouvelle souveraine autocrate commence son règne par la préparation d'une nouvelle législation.

A la différence de Pierre le Grand, qui imposait sa volonté à coups de knout, et forçait la nature, Catherine voulait que ses réformes répondent aux désirs raisonnables et aux intérêts de ses sujets. Elle exprime ses idées sur le mode de gouvernement et ses souhaits concernant la nouvelle législation dans le document appelé "Nakaz" qui est adressé aux sujets de l'Empire.

Ce qui saute d'abord aux yeux, ce sont les innombrables citations de "L'esprit des lois". On y trouve aussi beaucoup d'emprunts aux oeuvres du criminaliste italien Beccaria, de 1'économistes Quesnay et de certains juristes allemands du XVIIIe siècle. De là vient la conviction courante que dans le "Nakaz", Catherine comme elle le confesse elle-même, n'a guère fait que plagier "L'esprit des lois" : en effet, sur les vingt-deux chapitres que contient le "Nakaz", quinze sont inspirés par Montesquieu.

A examiner de près, cette opinion est inexacte. Tout en se donnant l'air de suivre aveuglément son modèle, Catherine en prend en réalité le contre-pied. Elle ne choisit chez les auteurs occidentaux que les idées qui lui conviennent pour justifier le mode de gouvernemental autocratique qui est le sien. Ainsi, c'est avec une satisfaction évidente qu'elle emprunte à Montesquieu l'idée du rapport entre les formes du gouvernement et les conditions de climat et de relief, et c'est en s'appuyant sur cette idée qu'elle tente de prouver que, dans l'immense Russie, le seul régime possible est la monarchie absolue.

Le "Nakaz" pose nettement la nécessité des privilèges de la noblesse. Cela aussi est loin de "L'esprit des lois" de Montesquieu. Le "Nakaz" est lu à la Cour. Les hauts fonctionnaires d'Etat le discutent et critiquent vivement tout ce qui concerne l'aménagement de la condition servile. Catherine est donc obligée de trouver chez Montesquieu les arguments qu'elle pouvait interpréter et utiliser comme une justification du servage en Russie.

Le "Nakaz", discuté exclusivement dans les hautes sphères, est suivi d'un manifeste qui annonce la convocation d'une commission chargée de rédiger le projet de nouveau code des lois. Il est accompagné d'un règlement sur la composition de la Commission législative et le mode d'élection des députés. Sont appelés à faire partie de la Commission 135 représentants des administrations centrales de l'Etat (Sénat, Synode, collèges), les délégués de la noblesse, des citadins, des paysans, des allogènes sédentaires et des cosaques : 1 noble par district, député par ville, 1 paysans à raison d'un par province, 1 allogène par nation dans chaque province, 1 cosaque d'un corps.

Les députés des nobles et des citadins sont élus au suffrage direct, ceux des paysans de l'Etat le sont à trois degrés. Chez les cosaques les élections se font suivant leurs anciennes coutumes. Pour être élu député de la noblesse ou des citadins, il faut être âgé d'au moins vingt-cinq ans, posséder une terre ou une maison, avoir une conduite irréprochable. Pour être élu député paysan, il faut avoir au moins trente ans, être marié et avoir des enfants. (Catherine voulait appeler au vote "tout propriétaire qui possède effectivement dans la ville une maison, ou une maison et un commerce, ou une maison et un métier manuel, ou une maison et une profession").

Les électeurs doivent remettre à leur député un cahier qui expose leurs besoins et leurs voeux. Pendant tout le printemps de 1767, on procède à l'élection des députés et à la rédaction des cahiers. Il y eut de nombreuses abstentions parmi les électeurs de toutes les classes, beaucoup plus parmi les nobles et les paysans que parmi les citadins. On attribue une partie de ces abstentions tantôt à l'entière indifférence des électeurs, tantôt à leur désapprobation ouverte de l'initiative gouvernementale.

Certains nobles voient dans l'appel à participer aux élections une nouvelle obligation qu'ils refusent en invoquant le manifeste de Pierre III qui les a libérés du service obligatoire. La même attitude se rencontre parfois dans les villes parmi les marchands, pour qui les élections apparaissent comme une charge supplémentaire dont ils cherchent à se débarrasser. Mais loin de toujours se dérouler dans l'indifférence générale, les élections donnent bien lieu, ça et là, à des luttes assez animées autour des candidatures en présence :

-28 représentants des principales institutions d'Etat, 536 élus par la population (161 nobles, 208 villes, 79 paysans, 88 cosaques et allogènes. Seulement 12 nobles sont élus, les autres sont des marchands. Les marchands occupent la première place dans la Commission. Les députés élus apportent à la Commission 1441 cahiers dont 10 rédigés par les institutions centrales, 155 par la noblesse, 210 par les citadins et 1 066 par les paysans.

Sur certains points, les cahiers se ressemblent, ils sont tous d'accord. Avant tout, ils s'intéressent aux questions purement pratiques. Ils ne contiennent presque pas de réflexions abstraites et théoriques ; ils donnent toute leur attention aux besoins concrets de la vie courante. En second lieu, tous évitent de critiquer les fondements du régime actuel, qu'ils acceptent comme un fait indiscutable. C'est seulement dans les limites imposées par ce régime qu'ils demandent la satisfaction de leurs besoins les plus urgents. En troisième lieu, tous réclament avec insistance la décentralisation administrative. Ils montrent que la province est complètement sacrifiée à la capitale, dépourvue de tous les avantages de la civilisation, sans écoles, sans médecins, que les habitants ne peuvent faire la moindre transaction civile sans aller à la capitale ou dans un grand chef-lieu.

Tous sans exception réclament la réduction des impôts et des redevances. Les paysans et les citadins le font, certes, le plus instamment, mais les nobles, bien qu'exemptés des impôts directs, sollicitent eux-mêmes souvent l'annulation ou la diminution de nombreuses taxes et redevances indirectes.

Enfin, tous les cahiers s'accordent sur la structure générale de l'Etat : ils restent fermement partisans d'un Etat fondé sur une délimitation exacte des droits et des devoirs de chaque catégorie sociale. La noblesse, surtout ancienne, réclame l'abrogation de la Table des rangs. Elle professe que la noblesse doit être une oligarchie héréditaire, composée de familles illustrées, inacessible aux roturiers. Elle se vante d'être une race particulière, douée de vertus morales auxquelles les classes inférieures ne peuvent atteindre. Les nobles poursuivent l'extension de leurs privilèges afin que le "corps de la noblesse soit séparé de par ses droits et privilèges du reste des gens d'autres rangs et conditions". Ils réclament notamment l'exemption des châtiments corporels, l'existence de l'école séparée et, surtout, le droit exclusif d'avoir des serfs sur lesquels ils veulent renforcer leur autorité. Ils réclament aussi le droit de commercer et de posséder des usines.

Les marchands revendiquent le droit de commercer et de posséder des usines et des fabriques comme le privilège de leur classe. Mais, tout en demandant qu'il soit refusé aux nobles, ils désirent partager avec la noblesse celui de posséder des serfs.

Les paysans s'opposent à la fois aux marchands et aux nobles. Ils se prononcent contre les prétentions des marchands qui veulent le monopole du commerce et ils s'élèvent contre l'intransigeance des nobles qui veulent se réserver le droit de posséder des serfs, car ils convoitent eux-mêmes ce droit auquel aspirent alors tous les hommes libres.

Le 30 juillet 1767, les travaux de la Commission sont solennellement inaugurés à Moscou en présence de l'Impératrice. Ils se poursuivent pendant un peu plus d'un an et, en décembre 1768, la clôture des séances plénières de la Commission est prononcée, sous prétexte que de nombreux députés doivent rejoindre leurs régiments et prendre part à la guerre qui vient d'être déclarée à la Turquie. Les commissions spéciales sont priées de poursuivre l'élaboration des différents articles du code. Elles siégeront jusqu'aux environs de 1775. La Commission n'est donc pas dissoute formellement mais, en réalité, c'est bien la fin de la représentation populaire inaugurée avec tant d'éclat. La guerre n'est qu'un prétexte pour dissoudre la Commission.

Les opinions exprimées au cours des séances plénières, sérieusement étudiées par Catherine, lui furent utiles pour la préparation des réformes administratives de 1775 et sociales de 1785. Mais la Commission n'a pas rempli sa tâche : aucun code de lois n'a couronné ses travaux. Pourquoi alors 1'étudier ? Parce que tout l'intérêt est là : elle n'a rien donné et a révélé par-là la grande différence qui existait à l'époque entre la Russie et l'Europe occidentale.

J'ai dit que les citadins étaient sur représentés dans la Commission Mais quel rôle ont-ils joué au cours de ces travaux ?

A examiner les travaux de la Commission de près, on voit que les députés citadins se bornent à développer les doléances des marchands sans tenter d'élargie leur mission, ni de se poser en représentants de la société urbaine tout entière. Ils se trouvent condamnés, faute de s'élever à la notion de bien public et d'intérêt général, à ne présenter que des revendications particulières. D'ailleurs, leurs électeurs se conduisent exactement de manière identique en rédigeant les cahiers de doléances.

Tout aussi particulariste que la noblesse, mais beaucoup moins puissant, ce groupe de députés marchands ne s'est pas élevé, au sein de la Commission, à la notion de la cité ni à celle de l'Etat. Jaloux de la noblesse, il a trahi son désir d'imiter celle-ci, d'obtenir les mêmes marques d'honneur (port du sabre) ou d'acquérir les mêmes avantages pratiques. Ainsi, le cahier de Tula affirme que les marchands ne peuvent absolument pas se passer, pour leurs besoins domestiques, de serfs sans terre. Au lieu du renouvellement de l'Etat par une plus grande influence de l'élément bourgeois, les marchands russes souhaitaient l'aggravation du mal le plus redoutable de la société : la servitude personnelle.

Catherine, en demandant aux villes de désigner des députés et de rédiger pour ceux-ci les cahiers de doléances, s'adressait à une catégories sociale qui, dans la réalité, n'existait pas en tant que telle. La ville était encore en Russie un ensemble primitif : forteresse-marché-faubourgs. La ville n'avait pas encore pris conscience de son autonomie.

On comprend dès lors que le caractère nobiliaire du système social de la Russie se soit trouvé renforcé par cette position ou cette démission des éléments citadins. Logique de la réalité russe, plutôt que comédie de la part de Catherine II, à laquelle on a reproché d'avoir voulu éblouir l'opinion de l'Europe éclairée par une tapageuse publicité autour de projets de réforme alors qu'elle était bien résolue à maintenir le despotisme et à s'appuyer sur l'autocratie.

Le ralliement de l'électorat et des députés urbains au servage empêchait les citadins de jouer ce rôle éclairé et novateur qui aurait pu être le leur. Aussi était-il significatif que les députés urbains ne se soient opposés aux nobles que pour leur disputer leurs serfs, et non pour les arracher à leur domination. C'est que les marchands, désireux d'obtenir en ville une prééminence comparable à celle des nobles sur les campagnes, escomptaient davantage du maintien de l'ordre existant que de sa remise en cause.

Des serfs ! Des serfs ! Encore des serfs ». Tel fut, a-t-on dit, le cri de ralliement de la Commission législative. Les citadins se montraient trop attachés aux divisions sociales traditionnelles pour avoir réellement cherché à rajeunir les structures de l'Empire. L'occasion était pourtant unique de compléter par la base l'oeuvre de Pierre et de féconder des réalisations par un principe de participation. L'Impératrice ne semblait pas, a priori, hostile à une telle participation. L'occasion ne devait plus se représenter, et l'autocratie sortira renforcée de l'épreuve, avec l'approbation du pays tout entier. Ainsi liée à l'autocratie par son ardeur à défendre et à élargir ses propres privilèges, la bourgeoisie commerçante s'était montrée incapable de jouer ce rôle moteur et émancipateur que son homologue a joué en Occident. En abandonnant les serfs à leur sort, et la vie politique aux mains des seuls nobles, la bourgeoisie se condamnait, faute de tout accès à des responsabilités plus larges, à végéter dans l'impuissance et l'irresponsabilité où les écrivains la trouveront bientôt enlisée